Le naufrage d'un éditorial
 
 

Votre éditorial de juin dernier («On fait la vague», au sujet de la délégation de la concordance contenant-contenu) comporte deux parties. La première moitié, plutôt pondérée, contraste avec la seconde alors qu'un bout de phrase traînant quelque part (relativement à l'essence de la profession) semble avoir allumé en vous une incandescente flambée de lyrisme aussi touchante qu'à côté de la track. Malheureusement, cet emportement jette un discrédit sérieux sur des préoccupations à mon avis légitimes des pharmaciens salariés.

Pour être clair, jamais nous n'accepterons d'être tenus responsables d'erreurs que nous n'avons pas commises et que nous étions dans l'impossibilité d'empêcher. j a m a i s.  S'il s'agit là d'un point de vue rétrograde à vos yeux, alors je le suis et je me console à l'idée de ne pas être seul à l'être en pratique privée.

Si on délègue aux assistants techniques la vérification de la préparation des médicaments, il faudra leur déléguer également la responsabilité de ce qu'ils font. Or cela tombe bien : le Gouvernement québécois est justement saisi d'une demande de constitution d'une Corporation professionnelle d'assistants techniques en pharmacie.

Une fois cela fait, la délégation aux assistants techniques ne nous regardera plus. Cela ne veut pas dire que nous deviendrons favorables à la délégation de la vérification contenant-contenu : cela signifie plutôt que notre opposition baisserait d'un cran. Mais avant d'en arriver là, il serait bon d'y penser sérieusement.

Un des réflexes conditionnés appris de la révolution industrielle est que la meilleure protection contre l'automatisation est de se réfugier dans des tâches dites de haut savoir. Il est tentant d'appliquer ce cliché à la révolution informatique actuelle.

Dans les années '70, si la profession avait donné à d'autres la préparation des médicaments afin de nous consacrer à la détection des interactions médicamenteuses et à la communication des renseignements, l'ordinateur nous remplacerait aujourd'hui.

Peut-être la profession se serait-elle recyclée depuis dans la rédaction de plans de soins et d'opinions pharmaceutiques. Pour combien de temps? Personne ne connaît ce que nous réserve l'avenir. Et je vous prie de me croire : ne vous fiez pas à l'état rudimentaire des logiciels actuels en pharmacie pour conclure que jamais l'ordinateur ne nous remplacera dans certaines tâches jugées de haut savoir. En effet, il m'apparaît suicidaire de nous réfugier dans la connaissance alors que nous vivons précisément une révolution causée par les technologies de l'information.

À mon avis, la meilleure protection contre le changement, c'est la polyvalence. Non pas que chacun d'entre nous doit être polyvalent, mais que la profession dans son ensemble doit le demeurer. Le jour où le public saura que la préparation des médicaments ne nous intéresse plus, peut-être se demandera-t-il pourquoi il devrait continuer à nous en confier le monopole de la distribution…

Pour terminer, beaucoup de salariés croient que l'Ordre se sert de la discipline comme moyen de relation publique et que les salariés en sont les boucs émissaires. Dans un pareil contexte, il est hors de question d'accepter d'être tenus responsables d'erreurs commises dans le cadre de la délégation de la vérification de la concordance contenant-contenu.
 

Jean-Pierre Martel, pharmacien


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