La guerre en Irak ou
L’aveuglement collectif américain
par Jean-Pierre Martel  (écrit en décembre 2005)


Fondamentalement, la guerre en Irak n’a qu’une seule cause : l’aveuglement. Du haut de la pyramide politique à la base du peuple américain, cet aveuglement a pris plusieurs aspects ; l’aveuglement à l’idéologie et aux préjugés, l’aveuglement par cupidité, l’aveuglement par solidarité politique et l’aveuglement par patriotisme.

L’aveuglement à l’idéologie et aux préjugés

Sous le règne de Saddam Hussain, toute personne coupable d’espionnage au profit d’une puissance étrangère était mise à mort, de même que son conjoint, ses parents, ses oncles, ses tantes, ses cousins, neveux et nièces. Bref, tout le clan familial était exterminé. Voilà pourquoi les services de renseignements américains ne possédaient que quatre espions en Irak avant le début des préparatifs de guerre. De plus, en raison des précautions extrêmes à prendre, ces espions ne transmettaient leurs informations que de manière parcimonieuse. Dans les faits, le seule source d’information dont disposaient les services de renseignements américains relativement aux armes de destruction massive de l’Irak, était Ahmed Chalabi : cet exilé irakien ayant passé la majeure partie de sa vie aux États-Unis, prétendait être en contact avec la résistance irakienne anti-Hussain.

Grâce aux millions de dollars qui lui étaient versés et qui servaient, croyait-on, à faire délier la langue de ses informateurs clandestins, Chalabi transmettait au Pentagone, semaine après semaine, des informations relativement précises et détaillées. Lorsque des informations étaient apparemment corroborées par une autre source (mais toujours provenant de Chalabi), les États-Unis les refilaient à l’ONU, qui s’empressait de faire effectuer des visites surprises par ses inspecteurs en Irak. À chaque fois, le résultat de ces inspections s’avérait négatif. Au total, les inspecteurs de l’ONU effectuèrent plus de 400 inspections surprises en Irak, sans que soit trouvés d’armes de destruction massive. Aveuglés par leurs préjugés à l’égard de l’ONU, l’administration Bush était convaincue que ces résultats négatifs illustraient l’inefficacité de l’ONU.

L’idéologie républicaine est hostile aux institutions internationales parce que celles-ci tendent d’assujettir la grande Nation américaine à la multitude des petites nations du Monde (hélas souvent corrompus et méprisables). De plus, si tout État est inefficace par définition, toute institution supranationale est donc super inefficace. Enfin, Hans Blix (le chef des inspecteurs de l’ONU) étant scandinave et les pays scandinaves étant pacifistes, l’administration Bush soupçonnait Blix de cacher la vérité afin d’éviter à tout prix un conflit armé en Irak.

Pendant un certain temps, Chalibi fut la coqueluche du Pentagone tandis que les milieux néo-conservateurs américains voyaient déjà en lui un futur président d’Irak. Aujourd’hui, Chalabi est complètement discrédité, les services de renseignements américains s’étant rendu compte qu’il les avait magistralement bernés.

L’aveuglement par cupidité

À quelques exceptions près, les membres seniors de l’administration Bush sont des ex-dirigeants ou des ex-cadres supérieurs d’entreprises pétrolières ou de firmes prestataires de service auprès du ministère de la défense américaine. Toutes ces personnes savent qu’un conflit armé ayant pour but de «libérer» un pays sous embargo pétrolier, a pour conséquence d’augmenter l’offre de pétrole sur les marchés mondiaux et de favoriser les pays dont l’économie est fortement énergivore, les États-Unis notamment.

Cette conséquence est d’autant plus nette et prévisible que le pays sous embargo dispose de réserves importantes de pétrole et que ses infrastructures d’extraction pétrolières sont sous-utilisées. À défaut d’une capacité d’extraction optimale, de lucratifs contrats d’équipement étaient à prévoir.

La «reconstruction» de l’Irak — essentiellement la construction de bases militaires pour les forces d’occupation et l’amélioration des capacités d’extraction et de transport du pétrole en Irak — représentait une mine d’or potentielle pour les firmes prestataires de service. De plus, l’octroi des contrats de reconstruction sans devis était également à prévoir puisqu’il s’agit de services ultra spécialisés dont peu de firmes possèdent l’expertise.

Pour terminer, tous les membres de l’administration Bush retourneront un jour travailler dans le secteur privé. Plus cette administration aura provoqué une ère de prospérité pour les firmes d’armement et pour les compagnies pétrolières, plus les ex-membres de l’administration Bush y seront accueillis à bras ouverts.

L’aveuglement par solidarité politique

L’administration Bush est républicaine tandis que la Chambre des représentants et le Sénat américains sont dominés par des majorités républicaines. Dans les mois qui ont précédé le déclenchement de la guerre, tous les politiciens influents du Congrès ont été invités, par petits groupes, à des séances d’information à la Maison Blanche relativement aux préparatifs de guerre. Dans tous les cas, ces rencontres ont mis en présence ces élus avec des hauts gradés de l’armée et des représentants du Pentagone. Ces élus ont eu la liberté d’adresser toutes les questions qui leur paraissaient appropriées.

À l’occasion de ces rencontres, lorsque le Vice-président déclarait d’un ton solennel : «Nous avons des preuves irréfutables (We know for a fact...) que Saddam possède des armes de destruction massive», une telle déclaration courre moins de risque d’être contestée et d’être mise en doute lorsque ses interlocuteurs partagent la même idéologie, sont du même horizon politique, et qu’ils pourraient avoir besoin de l’appui du Président lors de leur réélection.

En somme, la domination écrasante du parti Républicain sur l’establishment politique aux États-Unis a favorisé le conformisme des idées et l’acceptation béate des prémices de la guerre.

L’aveuglement par patriotisme

En temps de guerre, le Président des États-Unis est le commandant en chef des armées. Et puisqu’il n’y a pas de place pour les déchirements intérieurs et la zizanie face à l’ennemi, il est de coutume que tous se rallient derrière le commandant en chef. Ceux qui négligent de le faire sont accusés d’être «anti-américains» et ostracisés.

L’excès de confiance est alors de bon ton. Journalistes et commentateurs radio laissent libre court à la grandiloquence et à la ferveur patriotique. Cet aveuglement collectif, volontaire au départ, devient rapidement incontrôlable et communicatif. Les drapeaux étoilés et les banderoles tricolores peuplent les estrades, les places publiques et les terrains privés.

Dans le cas de la guerre en Irak, cet aveuglement avait commencé bien avant le déclenchement de la guerre. En fait, dès le début des préparatifs à la guerre, alors que l’administration Bush laissait encore entendre que la guerre pourrait être évitée si l’Irak avouait posséder des armes de destruction massive et décidait de se désarmer, l’offensive en vue de museler toute opposition avait commencée.

Dans les réseaux d’information continue (surtout Fox News), dans les centaines de lignes ouvertes radiophoniques, dans les forums de discussion sur l’Internet, dans les tribunes de libre opinion des journaux, des milliers de bénévoles zélés s’affairaient à vendre la guerre à leurs concitoyens. Toute la machine de propagande républicaine, redoutable et sans scrupule, martelait l’opinion publique et traînait dans le boue tous ceux qui osaient exprimer le moindre doute quant aux motifs de la guerre en Irak.

Quant aux indécis, il aura fallu la majoration du code d’alerte relatif aux attaques terroristes anticipées, pour créer une saine paranoïa incitant à faire confiance aux dirigeants du pays. Voilà pourquoi des arguments si faibles et si fallacieux auront suffi à rallier la population américaine alors que ces mêmes arguments rencontrèrent scepticisme et hostilité dans le reste du Monde.

Conclusion

Au sein d’une population instruite, valorisant l’individualisme et la liberté, il est rare que soient réunies les conditions propices à l’aveuglement collectif. Pourtant c’est ce qui est arrivé aux États-Unis relativement à la guerre en Irak. Dans ce cas particulier, un Président et des services de sécurité aveuglés par leurs préjugés, de proches collaborateurs aveuglés par leur cupidité, une classe politique consanguine, un parti politique au pouvoir doté d’une redoutable machine de propagande, des milliers de sympathisants aveuglés par l’idéologie et le patriotisme, des leaders d’opinion pressés de se rallier alors que le débat sur l’opportunité de la guerre n’a pas encore eu lieu, voilà dans quel climat aura germé et grandit l’aveuglement du peuple américain.

À peine deux ou trois ans plus tard, c’est l’enlisement meurtrier des forces d’occupation en Irak qui aura réveillé la population américaine. Toutefois il lui sera bien difficile de répudier ceux qui l’ont trompée tant que le parti Démocrate demeurera aussi faible et invertébré et tant que le parti Républicain demeurera le seul à refléter véritablement les valeurs et les sentiments profonds de la majorité du peuple américain. Il suffira aux élus actuels de s’indigner qu’on ait abusé de leur bonne foi — au pire, de destituer G.W. Bush si cela devait devenir absolument nécessaire politiquement — pour tourner l’insatisfaction populaire à leur avantage et assurer ainsi leur réélection.