Irak et Corée : deux poids, deux mesures.
par Jean-Pierre Martel  (écrit en février 2003)

Introduction

L’Administration Bush s’apprête à faire la guerre à l’Irak qu’elle accuse, apparemment sans preuve jusqu’ici, de receler des armes de destruction massive et de soutenir le réseau terroriste de Ben Laden. Par opposition, les États-Unis préfèrent utiliser la diplomatie comme moyen de traiter avec la Corée du Nord alors que ce pays avoue (ou prétend posséder) l’arme nucléaire.

À première vue, cette différence de traitements semble incohérente. Il n’en est rien. La clé de l’énigme tient en deux mots : le Groupe Carlyle.

Le Groupe Carlyle

Fondé en 1987, le Groupe Carlyle est un conglomérat militaro-industriel évalué à plus de US$ 3,5 milliards qui possède des entreprises qui fabriquent, entre autres, de l’équipement, des véhicules et des munitions pour l’armée américaine. Globalement, c’est le dixième plus important fabricant d’armements aux États-Unis. Par le biais de ses sociétés de placement, le Groupe gère également un portefeuille de US$ 13.9 milliards. Parmi ses investissements, le Groupe s’est porté acquéreur d’une division de Northrop Grumman qui fabrique des structures d’avion pour le compte de Boeing, le deuxième plus important fournisseur de la défense américaine. Directement et par le biais de la sous-traitance, le Groupe serait le cinquième plus important fabricant d’armements aux États-Unis.

Dès ses débuts, le Groupe a fait l’acquisition de compagnies d’armements dont la valeur s’était considérablement dépréciée en raison de l’effondrement du Bloc soviétique. Ces investissements se sont avérés extrêmement rentables depuis que les États-Unis se sont retrouvés impliqués dans différents conflits armés.

En 1990, George W. Bush était nommé au Conseil d’administration de Caterair, une entreprise appartenant au Groupe Carlyle. Il devait quitter ce poste deux ans plus tard, au moment de son élection à titre de Gouverneur du Texas.

Depuis quelques années déjà, George Bush Sr (le père de l’actuel Président américain) travaille à titre de démarcheur pour le bénéfice du Groupe Carlyle. Officiellement, le père Bush siège sur le Carlyle Asia Advisory Board qui conseille le groupe relativement à ses investissements en Asie. Dans le cadre de ses fonctions, le père Bush rencontre des gens d’affaires asiatiques (surtout d’Arabie Saoudite, du Koweït, et d’Extrême-Orient) et les convainc d’investir dans différents fonds du Groupe. On ignore le montant des honoraires qui sont versés au père Bush mais on sait que ce dernier demande US$ 100 000 de l’heure à titre de conférencier. Dans l’édition du 18 mars 2002 de la revue Fortune, un des dirigeants de Carlyle révélait que le père Bush prononce cinq ou six conférences par an pour le Groupe.

Le Groupe est dirigé par Frank Carlucci, ancien Secrétaire à la défense sous Ronald Reagan, et ami de longue date de Don Rumsfeld, l’actuel Secrétaire à la défense des États-Unis (leur amitié remonte à leurs études à l’université Princeton où ils furent collègues de classe). En février 2001, Carlucci et Rumsfeld ont discuté de la restructuration du Département de la défense américaine. Dans une lettre dont la divulgation a été rendue possible grâce à la loi américaine sur l’accès à l’information, Carlucci fait part à Rumsfeld de ses idées à ce sujet.

Carlyle et l’Arabie Saoudite

En 2000, le père Bush a effectué un voyage à Riyad, la capitale saoudienne, pour y rencontrer des hommes d’affaires saoudiens. Dans son édition du 5 mars 2001, le New York Times publiait la photo d’une autre rencontre du père Bush avec son altesse le roi d’Arabie Saoudite, rencontre survenue dans le cadre de son travail pour le Groupe.

Dans ce pays, le père Bush y est reçu en ami. Cette amitié s’explique par la reconnaissance de la famille royale relative à la protection dont son Administration a fait bénéficier l’Arabie Saoudite durant la guerre du Golfe. De plus, les entretiens avec le père Bush suscitent toujours l’espoir d’une indiscrétion qui lèverait le voile (sic) sur les intentions de l’Administration dirigée par son fils. En somme, le père Bush sert à ouvrir des portes au Groupe et à faciliter la levée de fonds auprès d’investisseurs provenant de pays arabes alliés des États-Unis.

Le Groupe gère des sommes au bénéfice d’un certain nombre d’investisseurs saoudiens dont :
? le Prince Alwaleed Bin Talal Bin AbdulAziz Alsaud, membre de la famille royale saoudienne, qui a acquis en 1991 pour US$ 590 millions d’actions de Citycorp grâce au Groupe;
— son altesse royale, le Prince Bandar Bin Sultan Bin Abdul Aziz, ambassadeur de l’Arabie Saoudite aux États-Unis ; et
— son altesse royale, le Prince Sultan Bin Abdul Aziz Al-Saud, ministre de la défense et de l’aviation de l’Arabie Saoudite.

Depuis la guerre du Golfe, l’Arabie Saoudite s’est procuré pour plus de US$ 90 milliards d’armements auprès des États-Unis devenant ainsi, et de loin, son principal client. Compte tenu de l’importance de ces contrats, il est même possible que ce pays soit le plus important client des entreprises appartenant au Groupe Carlyle, devançant même le Département de la défense américaine. De plus, pour US$  50 millions par an, le Groupe est responsable de l’entraînement de la Garde Nationale qui assure la protection de la monarchie saoudienne.

En somme, la crainte qu’inspire l’Irak auprès de ses voisins a été très profitable aux fabriques d’armements appartenant au Groupe. Toute insécurité dans cette région favorise également la fuite des capitaux canalisés par les fonds de Carlyle.

Inclure l’Iran dans l“axe du mal” n’était pas le moyen le plus habile d’obtenir la collaboration de ce pays dans la guerre contre l’Irak. Toutefois, cette bévue annonce au Groupe Carlyle qu’il pourra encore longtemps carburer sur l’insécurité dans cette région. Le père Bush a donc devant lui une intéressante carrière de conférencier qui devrait enrichir la fortune familiale.

La déconfiture du Crusader

Lors de son acquisition en 1997 par le Groupe pour une somme de US$ 130 millions, United Defense possédait des contrats de développement d’un système de lancement de missile appelé Crusader (qui signifie �‘Croisé’ en anglais). Pesant originellement 110 tonnes (allégé à 42 tonnes par la suite) et se déplaçant comme un char de combat, le Crusader propulse dix ogives de 155 mm à la minute aussi loin que 40 km. Alimenté par les renseignements obtenus sur le champ, le Crusader frappe avec une précision spectaculaire grâce au logiciel dont il est doté, long de millions de lignes de code. La commande de l’armée, à l’origine pour plus de 1,100 Crusader, fut subséquemment réduite à 480 unités (représentant des ventes de US$ 5 milliards).

Menacé d’abandon depuis l’administration Clinton, le Crusader était considéré par certains comme une relique de temps révolus : trop lourd et pas suffisamment mobile pour une guerre moderne. Au Kosovo, l’armée américaine fut incapable d’en effectuer le déploiement à temps.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, le Département de la défense américaine s’est interrogé sur la nature des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme. Les réformateurs souhaitaient transformer l’armée américaine en une force souple, mobile et efficace, capable de se déployer — idéalement en quelques heures — à n’importe quel point du Globe. Les systèmes de défense lourds, hérités de la guerre froide, ne semblaient pas pouvoir s’inscrire dans cette nouvelle approche militaire.

Pourtant, en février 2002, dans le premier budget militaire qui suivit les attentats, la part du lion des crédits étaient au contraire consacrés à de tels systèmes. En particulier US$ 475 millions étaient attribués à la poursuite intégrale du développement du système Crusader pour l’année. Quelques mois plus tard, revirement spectaculaire au Pentagone : le développement du Crusader est définitivement abandonné. L’annonce de cette décision fit perdre environ le quart de la valeur du titre d’United Defense en bourse : il ne s’en est pas remis depuis. Heureusement pour Carlyle, le Groupe avait réussi à se départir, par le biais de l’inscription en bourse le 14 décembre 2001, d’une partie de ses intérêts dans United Defense pour US$ 400 millions (il n’en détient plus que 47% des actions). À cette somme s’ajoutent US$ 381 millions prélevés sous forme de dividendes dans les cinq mois qui ont précédé cette inscription boursière.

Certains observateurs se demandent s’il est possible que le Groupe Carlyle ait eu accès à des informations privilégiées qui lui auraient permis de se départir partiellement de cette entreprise pendant qu’il en était temps, le budget de 2002 étant selon eux un leurre destiné à bonifier l’offre boursière d’United Defense.

Carlyle et la Corée du Nord

Les activités du Groupe en Asie diffèrent selon les régions. En Arabie, où sont localisés les plus importants clients militaires de Carlyle, le Groupe orchestre la fuite des capitaux vers d’autres régions du Monde, surtout vers les États-Unis. Par contre, les investissements asiatiques du Groupe se concentrent essentiellement en Extrême-Orient : Japon, Corée et Taiwan.

Le père Bush a effectué des visites en Corée du Sud et en Chine pour le compte du Groupe Carlyle. C’est après ses rencontres avec le Premier ministre sud-coréen, de même qu’avec d’autres dirigeants politiques et des gens d’affaires de ce pays, que le Groupe Carlyle a fait l’acquisition de 40.5% de la banque KorAm pour US$ 145 millions. La législation sud-coréenne ne permettant l’acquisition d’une banque que par une autre banque — et le Groupe Carlyle n’en possédant pas une — il fallut trouver moyen de contourner légalement les lois de ce pays. Les rencontres du père Bush permirent de tester jusqu’où l’élastique pouvait être étiré sans intervention du gouvernement : un fonds chapeauté la banque américaine J.P. Morgan — mais contrôlé par le Groupe Carlyle — a servi de façade légale à la transaction.

En mars 2001, à l’occasion d’une visite du président sud-coréen à la Maison-Blanche, le fils Bush surprenait son hôte en annonçant la rupture des discussions avec la Corée du Nord relativement aux missiles de longue portée, invoquant l’impossibilité de s’assurer que ce pays respecterait les lignes directrices qui seraient l’objet d’une entente. Cette nouvelle fut accueillie avec étonnement par les autorités sud-coréennes qui avait passé des années à négocier avec la Corée du Nord, soutenues par l’administration Clinton, dans le cadre d’une politique de paix et de réconciliation qui avait d’ailleurs valu un prix Nobel au président sud-coréen.

Trois mois plus tard, en juin 2001, volte-face du fils Bush : il annonce que les États-Unis souhaitent la reprise des pourparlers avec la Corée du Nord à ce sujet. Dans son édition du 10 juin, le New York Times révèle toutefois qu’entre ces deux décisions, Georges Bush Sr — qui a pourtant des moyens discrets de communiquer avec son fils — a transmis à son Administration un mémo rédigé par Donald Gregg (ancien conseiller à la sécurité nationale du père Bush) dans lequel Gregg critique la décision originelle du président actuel et plaide pour la nécessité de poursuivre les discussions avec la Corée du Nord. Cette intervention semble avoir porté fruit.

En janvier 2002, le Groupe annonçait son intention de consacrer à la Corée le cinquième des investissements autorisés par le Carlyle Asia Advisory Board. Quant au Japon, qui se trouve en partie à la portée des ogives nucléaires de la Corée du Nord, plus des trois huitièmes du fonds devraient lui être consacrés. Malgré le fait que la Corée du Nord figure toujours dans l“axe du mal”, le groupe Carlyle semble assuré de la stabilité entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, stabilité essentielle au succès de ses investissements dans cette région.

Conclusion

Les pratiques commerciales et financières du Groupe Carlyle sont parfaitement bien adaptées à la politique extérieure américaine. En Arabie, où l’administration Bush veut faire la guerre (pour des raisons qui nous seront communiquées plus tard), le Groupe arme les pays menacés et organise la fuite des capitaux.

Par contre, le Carlyle Asia Advisory Board concentre ses placements en Extrême-Orient, où la rentabilité de ses investissements repose sur la stabilité de la région. Lorsque la politique extérieure américaine semble menacer cette rentabilité, le Groupe possède apparemment ce qu’il faut pour tempérer les ardeurs du Président actuel des États-Unis.

En somme, les intérêts du Groupe Carlyle n’expliquent pas à eux seuls l’attitude belliqueuse du Président américain à l’égard de l’Irak. On peut même supposer qu’ils comptent pour peu dans les motifs encore obscurs du Président. Toutefois, l’influence du Groupe permet d’expliquer l’incohérence apparente de la politique extérieure américaine à l’égard de deux membres de l“axe du mal” : la guerre à l’égard de l’Irak et la diplomatie à l’égard de la Corée du Nord.