C. difficile et les égalisateurs de crasse
 
par Jean-Pierre Martel  (écrit en février 2007, retouché en mars 2007)


Chaque année, des dizaines de Québécois — surtout des personnes âgées ou fragiles — meurent d’une diarrhée causée par une bactérie appelée Clostridium difficile. Le présent texte vise à vous convaincre que la seule cause de cette épidémie est le manque d’hygiène, plus précisément le fait qu’au lieu de se laver les mains avec de l’eau et du savon, le personnel hospitalier préfère se les badigeonner de gels alcoolisés (les « égalisateurs de crasse »).

Lorsqu’une bactérie de C. difficile se retrouve en milieu hostile — par exemple sur les mains du personnel soignant ou sur des surfaces sèches — cette bactérie forme une carapace qui lui sert de protection : la bactérie dormante sous cette carapace s’appelle une spore. Toutes les bactéries n’ont pas la capacité de former des spores mais C. difficile le peut. Dès que les spores se retrouvent en milieu favorable, leur carapace disparaît et les bactéries redeviennent actives.

Les études ont démontré que les égalisateurs de crasse sont plus efficaces que l’eau et le savon contre les bactéries en général mais sont totalement inefficaces contre les spores de C. difficile. Malheureusement, lorsqu’il y a des bactéries de C. difficile sur des mains, celles-ci sont présentes sous forme de spores.

Pour illustrer à quel point les égalisateurs de crasse sont inefficaces contre les spores de bactéries, il faut savoir que les spores d’Anthrax peuvent survivre vingt ans dans l’alcool, alors que les spores de Bacillus subtilis peuvent y survivre neuf ans.

Imaginez que les spores de bactéries soient des grains de sable microscopiques. Se badigeonner avec des gels alcoolisés modifie la disposition de ces grains de sable sur les mains mais ne diminue pas leur nombre. Toutefois, après savonnage, ceux-ci sont emportés par le courant lorsque les mains sont rincées sous un jet d’eau.

Il suffit de toucher un objet sur lequel se trouvent des spores de C. difficile, ensuite de toucher un aliment et enfin, de le porter à sa bouche pour ingurgiter des spores de C. difficile. Se laver les mains à l’eau et au savon réduit ce risque à zéro : se badigeonner avec des égalisateurs de crasse ne change rien puisque cela laisse intacts les spores de C. difficile.

Lorsqu’elles sont à leur température idéale de multiplication, les bactéries peuvent doubler à toutes les quinze minutes. Faites le calcul : cinq heures plus tard, une bactérie a donné naissance à un milliard de bactéries. Voilà pourquoi l’hygiène la plus stricte est nécessaire face à un adversaire comme C. difficile.

Heureusement, il ne suffit pas d’ingurgiter des spores de C. difficile pour développer une diarrhée. La très grande majorité des personnes dont l’intestin contient des bactéries de C. difficile sont sans symptôme : on dira que ce sont des porteurs asymptomatiques. Mais il leur suffit de recevoir un antibiotique anéantissant une bonne partie des bactéries de leur intestin — laissant le champ libre au C. difficile — pour qu’une diarrhée potentiellement mortelle puisse se développer. Plus on augmente le nombre de porteurs asymptomatiques, plus on augmente la probabilité d’une diarrhée à C. difficile.

L’ensemble des personnes dont les intestins hébergent du C. difficile peuvent être comparés à un iceberg dont la pointe est formée de ceux qui sont exposés à des antibiotiques et qui développent la diarrhée. Plus un iceberg est gros, plus la pointe qui sort de l’eau est volumineuse.

Puisque les cas de diarrhée à C. difficile apparaissent toujours à la suite de la prescription d’un antibiotique, certaines personnes s’imaginent qu’on peut combattre l’épidémie de C. difficile par le moyen d’une utilisation plus judicieuse des antibiotiques. C’est oublier que la cause profonde de cette épidémie, ce ne sont pas ses facteurs déclenchants (les antibiotiques), mais plutôt la multiplication du nombre des porteurs asymptomatiques.

Qu’il soit prescrit à tort ou à raison, lorsqu’un antibiotique déclenche la diarrhée à C. difficile, cette diarrhée-là aurait été impossible sans la présence au préalable de C. difficile dans l’intestin du patient. C’est d’ailleurs pourquoi la réduction de l’usage inappropriée des antibiotiques — aussi louable que puisse être un tel objectif — ne réussit pas à nous débarasser de l’épidémie de C. difficile.

La raison de cet échec est facile à comprendre. Si on réduit de 10% l’utilisation des antibiotiques, on réduit de 10% les cas de diarrhée à C. difficile. Pas plus. Si on réduit leur utilisation de 20%, on réduit les cas de 20%, etc. Donc la seule façon de mettre fin l’épidémie de diarrhée à C. difficile par le moyen du contrôle de l’utilisation des antibiotiques, c’est en cessant totalement de les utiliser, ce qui n’arrivera jamais.

Les antibiotiques ne créent pas l’apparition miraculeuse de C. difficile dans l’intestin des patients sous antibiothérapie. C’est le manque d’hygiène qui fait que des spores sont ingurgitées et que bactéries de C. difficile se retrouvent dans l’intestin des patients. Or les experts sont unanimes : le lavage des mains est la plus importante parmi toutes les mesures d’hygiène qui permettent de lutter contre l’épidémie de diarrhée à C. difficile .

Dans un récent débat télévisé, alors qu’une participante déplorait le manque d’hygiène dans nos hôpitaux, j’ai été estomaqué d’entendre un médecin urgentologue répliquer en ridiculisant sa “peur de la bibitte” (pour reprendre son expression) et insinuer que le contact avec C. difficile permettrait de nous immuniser contre cette bactérie. S’il est permis de penser qu’un jour on puisse inventer un vaccin, il est clair qu’actuellement les personnes qui ingurgitent des spores de C. difficile ne s’immunisent pas contre elle mais en deviennent plutôt des porteurs asymptomatiques. Tant que même certains médecins feront l’apologie de la malpropreté, l’épidémie de diarrhée à C. difficile persistera.

Actuellement, personne ne cherche à savoir si les mesures adoptées réduisent efficacement la proportion de porteurs asymptomatiques dans la population. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne parvient pas à juguler une épidémie qui dure déjà depuis quelques années au Québec. Lorsque le nombre de cas diminue, on s’en félicite : lorsqu’il augmente, on blâme la virulence de la souche. On se justifie en nous parlant de la complexité de la situation ou en nous comparant à ceux qui ont pris les mêmes mesures que nous et qui conséquemment obtiennent les mêmes résultats navrants. Bref, on s’en lave les mains (au sens figuré, évidemment). Entretemps, on se contente de nettoyer les hôpitaux tant bien que mal et tout le monde continue à se badigeonner paresseusement les mains avec des égalisateurs de crasse sauf — Dieu merci ! — lorsqu’on se prépare à opérer un malade.

Certains hôpitaux inviteront tous les visiteurs qui pénètrent dans l’institution à se frotter les mains avec des égalisateurs de crasse comme mesure destinée à lutter contre l’épidémie de C. difficile. À mon avis, on serait plus avisé d’offrir aux visiteurs un moyen de se laver les mains en sortant de l’hôpital plutôt qu’en y entrant. Au journal télévisé, on parlera du lavage des mains en montrant des images de personnes utilisant des gels alcoolisés, renforçant l’association erronée entre hygiène et utilisation d’égalisateurs de crasse.

Aveuglé par la certitude, le public présume que les gestionnaires de nos hôpitaux font tout pour combattre l’épidémie à C. difficile alors qu’en réalité, on perpétue des habitudes qui permettent depuis des années à l’épidémie de tuer inutilement des dizaines de personnes âgées. Le plus incroyable dans ce scandale, c’est que les moyens les plus efficaces pour combattre cette épidémie coûtent presque rien : de l’eau et du savon pour le lavage des mains, et de l’eau de Javel pour la désinfection des locaux.


Références :
1 - Centers for Disease Control and Prevention
2 - England’s Department of Health
3 - The Maryland Department of Health & Mental Hygiene
4 - Ecolab