La
vue
Le jardin merveilleux
par
Jean-Pierre Martel
L’idée me trottait derrière la
tête depuis déjà un certain temps. Le
jour de la prière — le vendredi, pour les
Musulmans — est le meilleur temps pour apprendre à
s’y retrouver dans le souk central de la capitale. Par
crainte de m’y perdre, je n’avais jamais
osé m’aventurer véritablement dans ce labyrinthe de
ruelles étroites. Mais ce jour-là,
j’avais décidé d’apprendre
à reconnaître les lieux, en dépit du
fait qu’une telle visite me privait du spectacle des
étalages multicolores qui font
précisément tout le charme de ce
marché.
Identifiant des points de repères, je m’avançai dans ces lieux déserts, le claquement de mes
sandales résonnant au loin. Après une longue
exploration, mon attention fut attiré par une tache
lumineuse de verdure au fond d’un couloir mal
éclairé.
Des lierres obstruaient une ouverture. Je les écartai
du bras en franchissant cette porte. Quand je relevai la
tête, un jardin d’une beauté
exceptionnelle s’offrait à mes yeux. Un ensemble
de maisons contiguës avaient été
construites autour d’une cour commune. Au dessus de moi, des
vitres séparées par de minces tiges de
métal reliaient les maisons entre elles, formant une serre.
Au centre, une fontaine et son bassin avaient permis
à une abondante flore de se développer. Celle-ci
tombait en cascades du haut des murs vers la fontaine, obstruant presque
totalement les fenêtres en panneaux de bois percés
d’arabesques. Partout des milliers de fleurs, d’une
stupéfiante variété, coloraient les lieux. Je flânai un bon moment dans le jardin,
puis, rassasié, je décidai de reprendre ma visite du souk.
J'empruntai l’allée par où
j’étais entré. Derrière les lierres,
j’y trouvai un mur. J’essayai plus à droite. Puis
plus à gauche. Toujours un mur. Où était donc
passé la sortie ? Je jetai un regard autour de moi. Partout
ailleurs, des cascades de feuilles et de fleurs. Le seul passage,
c’était donc bel et bien ici. À contrecoeur, je
décidai d’arracher les lierres afin d’y voir plus
clair.
Pendant que je dégarnissais le mur de son revêtement de
verdure, je me désolais à l’idée
d’abîmer un si bel endroit. Je me consolai à
l’idée que la Nature reprendrait ses droits et que dans
quelques mois, plus rien n’y paraîtrait. Et puis, disons-le
franchement, on se réconcilie avec un méfait commis sans
témoin plus facilement que lorsque le souvenir et les remords
sont attisés par la crainte d’une dénonciation.
La zone, maintenant dégarnie, était plutôt grande.
Bien au-delà de l’endroit où la sortie aurait
dû être. Pourtant toujours rien. Je n’en croyais pas
mes yeux. Je décidai de faire le tour de la fontaine, au cas
où. À mon grand soulagement, j’aperçus
un couloir
de verdure menant à une petite porte de bois peinte en noir.
« Ah mon Dieu,» pensai-je «comment
se fait-il que je n’ai pas
remarqué cette porte plus tôt.»
Évidemment, ce n’était pas par
là que j’avais
pénétré dans le jardin mais ce
n’était pas grave, l’important
était de sortir d’ici. Arrivée au bout
de l’allée, je me suis rendu compte
qu’il s’agissait d’une porte aveugle,
apposée au mur à des fins purement
décoratives.
Je me décidai donc à appeler à
l’aide. Au début, discrètement puisque
je me trouvais dans un lieu clos et que ma voix aurait dû,
normalement, porter. Et comme mes appels étaient
peut-être étouffés par la
végétation à en juger par
l’absence de résultat, j’appelai de plus
en plus fort. Aucune réponse. Pas le moindre bruit qui me
permettrait de croire que j’aie été
entendu derrière ces volets. Je me sentais
enveloppé d’une méprisante
indifférence. Mais ce n’était pas le
moment de m’énerver, me dis-je : tout le
monde est peut-être à la mosquée.
Je décidai donc de sortir par une des fenêtres qui
couronnaient le jardin. D’un pied mal assuré, je
tâtai le feuillage pour finalement réaliser que toute
cette verdure en cascade autour de moi recouvrait des marches et des
gradins comme s’il s’agissait d’un
amphithéâtre. Sous le feuillage, le sol
était jonché de gros cailloux qui rendaient mon
ascension périlleuse. Arrivée en haut,
à la première fenêtre, je m’aperçus qu’il s’agissait d’une
fenêtre aveugle, comme toutes les autres que
j’essayai par la suite.
Là, c’était moins drôle. En
fait, je ne trouvais pas ça drôle du tout.
J’apaisai ma contrariété en arrachant
toute la verdure qui me tombait sur la main, dans l’espoir de
révéler une sortie, quelque part,
n’importe où. Très vite, je me rendis
compte que les cailloux sous le feuillage étaient en
réalité des ossements.
J’appelai à l’aide, cette fois-ci
à pleins poumons. Toujours rien. J’avais chaud. De
plus en plus chaud. Et toujours le clapotis de l’eau qui
commençait à me tomber royalement sur les nerfs.
Je décidai de prendre les grands moyens : tout
arracher. À l’heure qu’il
était, les gens auraient dû être revenus
de la mosquée et avoir entendu mes cris. Si personne ne
m’avait entendu, c’était que
j’étais pris.
Pendant des heures — en réalité tant que j’ai
conservé l’espoir de découvrir une
sortie — je saccageai le jardin, accumulant
d’immenses talus de végétation.
À la fin du carnage, j’étais
épuisé. J’avais les bras couverts de
blessures superficielles que je m’étais
infligées dans ma rage destructrice.
Une chose était claire : je me trouvais au milieu
d’une arène abandonnée, sans issue apparente.
C’était quand même
étrange : où était donc l'entrée
par laquelle j'avais découvert ce jardin ? Partout autour de
moi, les morceaux de squelettes
jonchaient le sol. Peut-être s’agissait-il de gens
qui, comme moi, s’étaient perdus dans ce
cul-de-sac. Cette pensée n’avait rien pour me rassurer. Et puisque
j’étais pris, autant en tirer le meilleur parti.
Je pouvais passer la nuit ici, m’abriter sous la
végétation si la température devait devenir trop
fraîche, et attendre l’ouverture du souk.
Le lendemain, je repris mes appels, ainsi que les jours qui suivirent.
En vain. Pendant je ne sais plus combien de jours, je bus à
la fontaine et mangeai des plantes. Au début, je craignais
l’empoisonnement par des végétaux que je ne connaissais pas et
qui pouvaient s’avérer
vénéneux ou toxiques. Heureusement, cela ne fut
pas le cas. Tout au plus,
s’avérèrent-ils sans valeur nutritive,
composés probablement d’eau, de cellulose, et
d’autres substances non assimilables (ce qui expliquerait ma
perte de poids).
Voilà des semaines interminables que je suis ici. Mes plaies
se sont infectées et me font terriblement souffrir. Je
parviens difficilement à dormir. La fièvre, les
coliques et la nausée m’ont coupé
l’appétit. Je ne crois pas pouvoir endurer tout
cela bien longtemps. De jour en jour, je m’affaiblis. Aussi aie-je décidé de
graver mon histoire sur cette pierre, à l’aide de
mes clefs.
Vous qui me lirez, dites à ma famille que
j’aimerais que ma dépouille soit
enterrée près de celles de mes parents. Et dites
à Louise, ma compagne, que je regrette de ne pas lui avoir
dit plus souvent comment je l’admire, elle qui ne saura
jamais à quel point je l’ai aimée.
Louise, j’embrasse chacune de tes larmes et je te demande pardon
pour ne pas t’avoir écoutée plus souvent. J’embrasse également
Sébastien et Marie-Êve. Je vous serre
très fort sur mon coeur et j’ai de la peine à vous quitter :
j’espère que vous aurez une
enfance aussi heureuse que la mienne. Adieu mes amours. Et adieu la vie, jardin merveilleux.
Juin 2006