Le toucher
La vague
par Jean-Pierre Martel


Jusqu’en 2002, j’ai pris tous mes vacances en Floride. Ma mère y possédait une maison mobile et comme nous nous entendons bien, c’était pour moi une occasion de passer un peu de temps avec elle.

Après les palmiers, la mer et le soleil, Disneyland est probablement l’attraction touristique la plus populaire de Floride.
Temple païen érigé en l’honneur de personnages de bande dessinée et vitrine de la technologie appliquée au divertissement, ce parc d’attraction ne m’a jamais vraiment attiré. Étant donné que tous les autres membres de ma famille y avaient déjà effectué leur pèlerinage et en étaient revenus émerveillés, ma mère me manquait pas une occasion de me proposer d’y aller. Sans dévoiler les raisons de mon indifférence, à chaque fois je déclinais mollement l’offre.

Puis un jour, ma mère m’annonce que Fern — Fernande, sa meilleure amie — souhaitait visiter Disneyland. Au lever du jour, nous partîmes pour Orlando. L’idée de passer la journée dans des files d’attente sous un soleil cuisant, à manger des pommes enrobées de sucre candi et à boire du sirop américain ne me plaisait guère : j’avais d’autres plans. Arrivés au stationnement de Disneyland quatre heures plus tard, coup de théâtre ; j’annonce que je n’y vais pas et que je repasserai les chercher en fin de journée.

Je pris la route vers l’est, vers la mer. Justement, à la hauteur d’Orlando, à environ 90 km, se trouve une mignonne ville côtière appelée Melbourne. Ce jour-là, la mer y était déchaînée, au grand plaisir des surfeurs. Mon costume de bain faisant secrètement office de caleçon depuis notre départ, il ne me fallut que quelques instants pour me dévêtir et me rendre à la mer par le biais d’un petit pont de bois et d’un escalier qui enjambaient le talus séparant le stationnement de la plage.

Je longeai l’océan un bon moment. D’habitude, à la plage d’Hollywood, là où se trouve notre maison mobile, les vagues se forment presque toujours en deux rangées. Une première rangée de vagues se brisent sur le rivage. Le lit de la mer, formé de petites roches arrondies, s’y creuse abruptement pour remonter au-delà de cette première rangée. Suit alors un long plateau de sable fin au milieu duquel se forme une deuxième rangée de vagues. Une fois passé cette dernière rangée, on peut sans inquiétude s’éloigner jusqu’à ce que l’eau nous arrive au cou. Lentement, le niveau de la mer y monte et y descend d’une dizaine de centimètres.

À Melbourne, cela ne semblait pas y être le cas. Du moins, pas cette journée là. Les vagues naissaient un peu n’importe où. Après avoir cherché en vain une zone calme où je pourrais me laisser bercer par les flots, je me résolus à la baignade. J’avançai d’un pas hésitant, moins en raison d’une crainte, que du flux et du reflux incessant. Après quelques instants, j’étais à l’aise.

J’étais en mer depuis moins de dix minutes quand apparût soudainement derrière moi une immense vague qui mesurait bien deux à trois fois ma hauteur. Aperçue du coin de l’oeil, elle me laissa juste le temps de prendre une profonde inspiration. En moins de deux, la vague me souleva, m’engloutit et me précipita vers le rivage. Afin de ne pas manquer d’air, à aucun moment je ne tentai de m’opposer à la force violente de l’océan. Pendant un bon moment, je planai au milieu d’un tourbillon de bulles caressantes et de millions de grains de sables qui me piquaient tout le corps.

Après des secondes qui me parurent des minutes, mes doigts tâtèrent le fond de la mer. Maladroitement, je réussis à me relever alors que la mer se retirait. C’est alors que je réalisai que j’avais le costume de bain aux genoux. Je m’accroupis au fur et à mesure que le niveau de l’eau s’abaissait autour de moi. À deux mains, je remontais nerveusement mon unique vêtement. J’eus juste le temps de sauver mon honneur quand je me rendis compte que ma difficulté à m’habiller ne venait pas d’un courrant d’eau contraire mais de la pelletée de petites roches et de sable qui avait envahi mon costume de bain et qui m’obligeaient le soutenir à deux mains. Heureusement pour moi, le tissu résista. Je m’éloignai en mer quelques secondes, le temps de me délester d’un poids indésirable.

Sorti de mer, je m’enveloppai aussitôt d’une lourde et longue serviette de plage en ratine beigne qui m’enveloppa comme l’étoffe d’un moine bouddhiste.  Pendant un long moment, je marchai le long de l’océan. Le rivage s’étendait en forme d’éventail, ou plutôt en forme de tôle ondulée, perpendiculairement à la mer.  Ici et là, au creux d’une de ces profondes ondulations, des couples immobiles s’embrassaient enlassés. Au loin, dans le ciel paré de rose et de cyan, les silhouettes de quelques villas se dressaient sur une péninsule en contre-jour.

Puis le ciel embrasé me rappela l’heure du départ. Emmitouflé dans la chaleur moite de ma serviette, je me résolus à m’habiller et à prendre la route vers Orlando.

Le retour se fit à la noirceur. Détestant l’air climatisé, j’avais abaissé ma vitre, ce qui rendait difficile la communication avec mes deux compagnes, qui avaient pris place sur la banquette arrière. Brièvement, je leur avais résumé ma journée, en prenant bien soin de leur cacher l’épisode au cours duquel j’avais, au fond, faillit me noyer. Pendant que mes passagères échangeaient comme seules deux vieilles amies savent si bien le faire, je me remémorais cette journée inoubliable pendant laquelle une nature belle et sauvage m’avait réservé des surprises comme aucun artifice conçu par l’homme ne peut le faire.


Avril 2006