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Introduction
L'Association professionnelle des pharmaciens salariés (APPSQ) 
représente les 2339 salariés de pratique privée membres de 
l'Ordre, soit 61,9 % des praticiens du secteur privé et 41,4 % de 
l'ensemble des effectifs de la Corporation professionnelle.1 Le 
travail des salariés de pratique privée est intimement lié à la 
distribution des médicaments ; en effet, chaque année, les salariés 
sont responsables de la préparation de millions d'ordonnances 
dispensées de manière sécuritaire au public québécois.
Aussi avons-nous été surpris d'apprendre que l'Ordre des pharmaciens entend permettre la délégation, à des commis, de la tâche de vérification de la conformité contenant-contenu lors de la préparation des médicaments.
S'assurer que le patient reçoit bien le bon médicament est une parmi plusieurs vérifications qu'effectue le pharmacien lors de l'exécution des ordonnances et la principale lors du renouvelle- ment. Concrètement, c'est celle sur laquelle il attache le plus d'importance. Pour des raisons de clarté dans le présent mémoire, nous parlerons de la vérification de la préparation des médicaments comme étant synonyme de la «vérification de la concordance contenant-contenu».
Pour l'instant, l'Ordre entend permettre une délégation précise, bien encadrée, dans le secteur public. Mais une fois le principe adopté, on voit mal comment une délégation analogue pourrait être refusée en pratique privée. Dans ce sens, nous sommes surpris de ne pas avoir été consultés et désirons par la présente vous faire part de notre plus vive opposition à ce projet.
Les besoins de la société québécoise
Dans certains milieux, la simple préparation des médicaments est 
considérée comme une tâche bas de gamme mettant à profit peu 
de chose de l'expertise du pharmacien, et accaparant trop de son 
temps. Toutefois, si on enlève au pharmacien des tâches qui 
représentent une partie importante de son activité professionnelle, 
on doit s'assurer que le temps ainsi libéré peut raisonnablement 
être meublé de tâches plus sophistiquées, à défaut de quoi les 
besoins en pharmaciens de la société québécoise devront être 
réévalués à la baisse.
En effet, toute transformation radicale du rôle du pharmacien doit se faire à la lumière des besoins du public et de la capacité de la société québécoise à payer pour les actes accomplis par les pharmaciens. Or à notre connaissance, aucune étude sérieuse n'a jamais été entreprise à ce sujet au Québec. Dans un tel contexte, il nous semble irresponsable de déléguer une tâche aussi importante que la vérification des médicaments à des commis sans connaître les conséquences qu'une telle décision entraînera.
S'il est possible de réduire le travail du pharmacien instrumentant à la simple autorisation de la préparation des ordonnances, inévita- blement quelqu'un, quelque part, basera l'organisation du travail sur ce rôle minimaliste. On peut donc craindre une guerre des honoraires alimentée par les économies d'échelle que rend possible cette délégation.
Dans le contexte économique actuel, offrez au public québécois la possibilité de payer moins cher pour ses médicaments, et aveu- glément il choisira d'économiser dans la grande majorité des cas. En d'autres mots, au lieu de libérer le pharmacien de tâches bas de gamme, le rendant disponible à se consacrer à des actes plus valorisants, nous craignons que la délégation de la vérification aux commis n'entraîne au contraire une industrialisation encore plus grande de la distribution au détail des médicaments.
Alors que les grandes chaînes de pharmacies se livrent actuellement à une surenchère quant à la qualité de leurs services, cette délégation risque de les entraîner malgré elles vingt ans en arrière, à l'époque des guerres de prix aveugles. Dès qu'une chaîne cédera à la tentation de se transformer en usine à pilules pas chères, le moindrement que s'accroîtra sa part du marché, les autres chaînes n'auront pas d'autres choix que de l'imiter puisque ce sera apparemment une recette gagnante.
Si vous rêvez à l'effet positif de cette délégation chez une poignée de pharmaciens d'avant-garde qui seraient en mesure d'être plus interventionnistes une fois libérés de la corvée de la préparation des médicaments, réveillez-vous : vous perdez de vue que ce n'est pas chez ces praticiens que s'expriment les besoins de la grande majorité du public.
De plus, pourquoi la Régie paierait-elle pour des actes posés par des pharmaciens quand ces actes pourraient être accomplis à moindre coût par des commis ? On peut donc craindre une réduction des honoraires versés par la Régie au chapitre de la préparation des médicaments ou une plus grande difficulté pour l'AQPP à justifier ses demandes d'honoraires.
Quant aux pharmaciens d'hôpitaux, s'ils ont de la difficulté à accomplir tout ce qu'on exige d'eux dans le contexte actuel, nous craignons qu'une fois passée l'ère des restrictions, l'État ait tendance à favoriser l'embauche de commis et non de pharmaciens dans le secteur public, accroissant l'importance de la pratique privée comme débouché principal des diplômés en pharmacie.
De plus, dans les centres hospitaliers de soins de longue durée, nous craignons que les pharmaciens travaillant sur place aient plus de difficulté à justifier leur emploi face aux usines de cartes monoalvéolées très peu coûteuses que pourraient mettre sur pied des collègues entreprenants du secteur privé. Dans un contexte de restrictions, les arguments relatifs à la qualité des soins ont un impact limité sur les gestionnaires.
Les répercussions de la délégation de la vérification aux commis sont vastes et c'est pourquoi nous trouvons irresponsable d'y donner suite sans étude d'impact et sans consultation avec les principaux intéressés que sont les praticiens du secteur privé.
L'état de la profession
Parallèlement à un accroissement des responsabilités du
pharmacien, nous assistons au Québec depuis trente ans à une 
industrialisation de la distribution au détail des médicaments.2 
Alors qu'une pharmacie préparant 120 ordonnances par jour, était 
considérée achalandée il y a trente ans, aujourd'hui le public reçoit 
ses médicaments d'entreprises commerciales s'appuyant sur un 
volume d'ordonnances considérablement plus élevé.
    Cette industrialisation atteint présentement ses limites. Plus on 
accroît la cadence de travail, plus il devient difficile de maintenir 
une organisation du travail qui respecte la qualité des soins. Non 
seulement assistons-nous à une diminution des interventions du 
pharmacien auprès des prescripteurs (à nombre d'ordonnances 
égal)3 mais l'information au public devient moins systématique et, 
de manière générale, l'usurpation des tâches du pharmacien 
s'accentue.4 
    Les résultats préliminaires de notre enquête salariale de cette 
année, portant sur la vérification du travail effectué par des aides 
techniques, de la prise en note des ordonnances des prescripteurs 
par des commis et des conseils relatifs aux médicaments d'ordon-
nances communiqués par des préparateurs, nous incitent à croire 
que les dirigeants de l'Ordre ne sont sans doute pas bien informés 
de ce qui se passe réellement en pratique privée et des mesures à 
prendre pour améliorer la situation.
    Puisque le service du syndic n'effectue plus d'enquêtes au 
hasard, et que le Service d'inspection ne visite en moyenne les 
pharmacies qu'à tous les 5 à 8 ans, il n'est pas surprenant que 
l'Ordre soit peu informé de l'ampleur de la délégation actuelle des 
actes professionnels aux commis, qui vont bien au-delà de ce que 
l'Ordre permet déjà.
    La Corporation professionnelle est à ce point mal informée de ce 
qui se passe réellement en pratique privée et tellement peu en 
mesure de réprimer les abus possibles de ses décisions, qu'il nous 
apparaît téméraire de sa part de provoquer un bouleversement 
aussi important que de permettre aux commis la vérification de la 
préparation des médicaments.
    Il y a plus de trente ans, l'Ordre avait laissé les commis s'occuper
de l'exécution des ordonnances en absence de pharmacien. 
Lorsque l'Ordre s'est rendu compte de son erreur, les commis 
réclamèrent un droit acquis. L'Ordre a pu rétablir la situation parce 
qu'il n'avait jamais reconnu officiellement de droit aux commis. 
Aujourd'hui, reconnaissez-leur un droit de s'occuper de presque 
toutes tâches reliées à la préparation des médicaments et ne soyez 
pas surpris si le Législateur devait vous imposer une nouvelle 
catégorie de membres, soit les préparateurs en pharmacie, diplô-
més des CEGEP, à l'instar de ce qui s'est passé à l'Ordre des
infirmières et à l'Ordre des ingénieurs.
La surveillance cyclique
En adoptant le rapport du Comité ad hoc à ce sujet, l'Ordre 
adopterait le principe de la surveillance cyclique (i.e.– vérifier par 
«spot checks»). Dans le cas de la délégation à des aides 
techniques dans le secteur public, la fréquence du cycle serait 
laissée à la discrétion du pharmacien-chef. En d'autres mots, on 
pourrait vérifier une prescription sur mille ou sur un million, vérifier 
une ordonnance par jour ou par année, selon le bon vouloir du 
pharmacien-chef.
    Transposé en pratique privée, cela signifie qu'on pourrait laisser 
des commis s'autovérifier entre eux, à la condition d'effectuer des 
«spot checks» à la fréquence laissée à la discrétion du pharmacien-
propriétaire.
    Nous ne voulons mettre en doute le jugement professionnel de 
nos collègues du secteur public, ni celui de nos collègues 
propriétaires, en général. Toutefois, on doit prendre conscience 
que la permission d'effectuer une surveillance cyclique facilite 
grandement le fonctionnement des pharmacies postales, aux 
dépens de la qualité des services dispensés au public.
    S'il suffit à un pharmacien de vérifier une ordonnance de temps 
en temps, selon son caprice, on imagine facilement qu'une 
entreprise de pharmacie postale, propriété d'un pharmacien 
québécois, pourrait à elle seule exécuter une quantité d'ordon-
nances inimaginable autrement.
    Nos collègues du secteur public doivent être conscients que si 
l'Ordre permettait la surveillance cyclique, cela ouvrirait la porte à 
des abus importants dans le secteur privé.
    Quant aux exigences relatives à la formation du personnel, 
destinées à assurer la sécurité du public dans le cadre d'une 
surveillance cyclique, comment peut-on les prendre au sérieux ? 
L'Ordre a déjà un règlement qui précise le nombre minimal 
d'années d'expérience des commis travaillant au laboratoire des 
pharmacies. À notre connaissance, jamais personne n'a été 
poursuivi en vertu de ce règlement et tout le monde s'en moque 
depuis vingt ans. Peut-on imaginer qu'une simple norme de l'Ordre 
(n'ayant pas force de loi) aurait plus d'impact qu'une disposition 
législative ?
La responsabilité du pharmacien
Dans tous les cas, le pharmacien salarié demeurera responsable 
de ce qui se passe lorsqu'il est en service. En cas d'erreur, même 
si les médicaments ont été préparés par des commis et vérifiés par 
eux, le salarié demeure responsable. En clair, il sera responsable 
des erreurs qu'il n'a pas commises et qu'il n'était pas en mesure 
d'empêcher.
    Puisque le salarié ne choisit pas les commis avec lesquels il 
travaille, ni la cadence de travail à laquelle il est soumis, en cas 
d'erreur, l'Ordre pourrait poursuivre le salarié conjointement avec 
le propriétaire ou dans certains cas, ne poursuivre que le 
pharmacien-propriétaire. C'est ce qui se produit aux États-Unis, 
mais qui n'arrive jamais au Québec. Ici, le pharmacien en service 
est toujours le seul coupable.
    Dans une décision récente rendue le 5 novembre dernier, le 
Comité de discipline de l'Ordre condamnait un salarié à payer 2 000 $
pour une erreur dans l'exécution d'une prescription. Dans cette 
pharmacie, le salarié devait préparer 400 à 600 ordonnances par 
jour, aidé de 3 commis et de 2 postes de travail. Contre-interrogé 
par l'avocat de l'Ordre, le salarié était forcé d'avouer que «seule-
ment» 330 prescriptions ont été exécutées ce jour-là.
    Malgré que le salarié ait déclaré sous serment que son patron lui 
impose des conditions qui mettent en péril la protection du public, 
et que cette déclaration n'ait été contredite par personne, dans son 
jugement le Comité de discipline «déplore qu'un professionnel 
expose (i.e.– révèle) ainsi être tenu de pratiquer dans des 
conditions dangereuses. Toutefois, c'est là la responsabilité du 
pharmacien : il ne doit pas accepter de travailler en des telles 
conditions. L'intimé (i.e.– le salarié) est seul responsable de la 
faute admise». Non seulement le salarié est-il le seul responsable 
de l'erreur mais les juges lui reprochent même d'en avoir révélé la 
cause profonde.
    Ce jugement est d'autant plus choquant que le pharmacien-
propriétaire, qui avait ignoré apparemment les voeux pieux de 
l'Inspection professionnelle d'embaucher un 2e pharmacien, n'a 
pas été inquiété par l'Ordre et n'a pas été poursuivi par le syndic. 
En fait, aucun pharmacien-propriétaire n'a jamais été poursuivi par 
l'Ordre pour avoir fait travaillé son personnel dans des conditions 
dangereuses pour le public.
    Le message de l'Ordre est clair : ôtez aux salariés le moyen de 
s'assurer que le patient reçoit le bon médicament, augmentez la 
cadence de travail et si jamais il y a des erreurs, nous continuerons 
à taper sur les salariés et à en faire les boucs émissaires aux yeux 
du public.
    Pour le salarié, la vérification de la conformité contenant-
contenu, est son seul moyen de vérifier le travail accompli par les 
aides techniques et de s'assurer que le patient recevra le bon 
médicament. C'est également par ce moyen qu'il autorise le 
médicament à être remis au patient. Ce qui ne semble extérieure-
ent qu'une simple formalité, est en fait l'instant de sa prise de 
responsabilité.
    Privé du seul moyen de s'assurer que le patient recevra le bon 
médicament, le sort du pharmacien salarié devient entre les mains 
des commis avec lesquels il travaille. Là où les relations sont 
tendues, le salarié n'a pas ce pouvoir de congédiement qui impose 
le respect des subalternes. Si ces derniers veulent se débarrasser 
d'un pharmacien salarié, ils n'ont qu'à se liguer pour commettre 
une série d'erreurs inoffensives et lui faire comprendre qu'il aurait 
intérêt à chercher un emploi ailleurs.
Conclusion
La préparation des médicaments, la prise en note des ordonnances 
de médecins, le transfert des ordonnances, les conseils aux 
patients relatifs aux médicaments d'ordonnances, la remise du 
médicament, de même que la vente des médicaments de vente 
libre, sont déjà accomplis par des commis dans de nombreuses 
pharmacies. Une des rares formes apparentes d'autorité du 
pharmacien salarié sur ces commis était qu'aucun médicament 
d'ordonnance ne pouvait être remis au patient sans la vérification 
du pharmacien instrumentant.
    Dans un tel contexte, la délégation de la vérification des 
médicaments correspond à une marginalisation apparente du rôle 
du pharmacien salarié. Même si ce dernier devrait en profiter pour 
rédiger des opinions pharmaceutiques, des refus, ou pour 
s'impliquer dans la prescription de médicaments homéopathiques, 
il se placera sur une voie d'évitement, en position apparemment 
complémentaire au travail des commis. Cela compliquera d'autant 
l'exercice de son autorité auprès d'un personnel  qu'il n'a pas 
choisi, qu'il n'a pas formé, et sur lequel il exerce une autorité 
parfois basée sur un consensus fragile.
    De plus, s'il est souhaitable que les dirigeants de l'Ordre aient 
une vision futuriste de notre profession, nous nous opposons à ce 
que nos membres et le public fassent les frais des bouleversements
que la réalisation d'une telle vision entraînera.
    Tant que nous ne serons pas en mesure de rassurer nos 
membres quant à l'impact de cette délégation pour eux, l'APPSQ 
tient à réaffirmer son opposition totale à la délégation de la 
vérification de la préparation des médicaments à des commis.

Références
1– Anonyme. Rapport annuel 1997-1998. Montréal : Ordre des pharmaciens du Québec. 1998.
2– Martel JP. Le sens de l'évolution professionnelle récente, en pratique privée. Le Phar-
     macien 1978 ; 52 (mai) : 21-4.
3– Martel JP. Salaires'94 - Résultats de l'enquête salariale de l'APPSQ de mai 1994. Montréal : 
     APPSQ. 1994.
4– Dubois R et Martel JP. Résultats de l'enquête salariale de l'APPSQ - Salaires'95. Montréal : 
     APPSQ. 1995.

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