Vérification contenant-contenu vs l'article 31
par Jean-Pierre Martel, pharmacien
 
 

Introduction

Lorsque les procureurs de l'Ordre ont soumis à la Corporation professionnelle leur opinion au sujet de la légalité de la délégation de la vérification contenant-contenu (VCC) à des aides techniques, cette opinion pouvait se résumer ainsi :

La VCC est une tâche technique qui peut être déléguée à des aides techniques à la condition qu'elle se fasse sous le contrôle et la surveillance constante d'un pharmacien.

On pourrait interpréter cet opinion légale comme signifiant que les commis peuvent s'auto-vérifier entre eux, du moment qu'un pharmacien vérifie finalement le travail effectué avant la remise au patient. En d'autres mots, la VCC par des aides techniques deviendrait une mesure de protection supplémentaire pour le patient et non un substitut à la vérification par le pharmacien responsable. Toutefois, ce n'est pas de cette manière que les dirigeants actuels de l'Ordre interprètent cet avis légal, comme nous le verrons plus loin.

Le sens de l'article 31

Au Québec, il ne suffit pas qu'une pharmacie soit ouverte sans la présence d'un pharmacien pour qu'il y ait infraction à l'article 31 : il faut en plus que des actes pharmaceutiques s'y rendent. En d'autres mots, il faut qu'en l'absence d'un pharmacien, des employés vendent des médicaments exclusifs aux pharmaciens, prodiguent des conseils relatifs à des médicaments ou fassent l'analyse pharmacologique du dossier-patient.

À l'époque où j'étais Syndic-adjoint de l'Ordre, la position du service du Syndic était que pour respecter l'article 31, le pharmacien devait vérifier le travail effectué par des commis, de même que procéder lui-même à la communication de renseignements et à l'analyse pharmacologique du dossier-patient.

En clair, en absence de pharmacien, les commis pouvaient préparer les ordonnances et compléter les dossiers-patients (à l'époque les inscriptions s'y faisaient manuellement). L'important était que rien ne pouvait être remis au patient sans la vérification par le pharmacien en service. De plus, ce dernier devait vérifier les inscriptions faites en son absence aux dossier-patients.

À ma connaissance, le Syndic de l'époque, M. Jean-Paul Désilets, n'a jamais perdu une seule cause parmi les très nombreuses plaintes (plus de 200) qu'il a prises selon cet interprétation de l'article 31. Celle-ci est devenue avec le temps à ce point acceptée et bien comprise par les praticiens qu'il nous est difficile d'imaginer que l'article 31 pourrait signifier autre chose.

C'est ce qui explique sans doute l'incompréhension dont est victime la nouvelle interprétation de l'Ordre. Ici la notion du contrôle n'est pas remis en question par cette nouvelle lecture de l'article 31 : dès que les employés sous l'autorité d'un pharmacien respectent ses directives, ils sont sous son contrôle. Là où la nouvelle interprétation de l'Ordre se prête à la discussion, c'est dans la notion de surveillance constante.

À titre d'exemple, je n'ai jamais obtenu de réponse satisfaisante à la question suivante : "Comment peut-on parler de surveillance constante lorsque le pharmacien sait quel médicament devrait recevoir son patient, mais n'a aucune idée du médicament que ce patient a effectivement reçu ?"

La surveillance constante

D'après la nouvelle interprétation de l'article 31, la surveillance du pharmacien pourrait s'apparenter à celle d'un surveillant de dortoir (l'analogie est de moi). Pour effectuer correctement son travail, le surveillant de dortoir n'a pas besoin de savoir ce qui se passe sous les couvertes. Du moment que chacun est à sa place et semble dormir où s'apprête à le faire, cela lui suffit. S'il lui arrive de dormir lui aussi, c'est que sa surveillance n'est pas constante. Si sa fonction exigeait une surveillance constante, il passerait la nuit à surveiller.

Cette nouvelle interprétation de l'article 31 respecte donc parfaitement le texte de l'article 31. Malheureusement, je suis d'avis qu'elle en fausse grossièrement le sens. Pour s'en convaincre, il suffit de remplacer le texte de loi par son interprétation ou par l'une de ses conséquences.

Lorsque le Législateur énonce cet interdit formel : "Nul ne doit laisser son établissement accessible au public sans que tout service pharmaceutique qui s'y rende soit sous le contrôle et la surveillance constante d'un pharmacien.", cela peut-il être synonyme de : "Nul ne doit laisser son établissement accessible au public sans qu'un pharmacien s'y promène en pensant à autre chose."? Je ne crois pas.

Non seulement avons-nous affaire ici à une interprétation littérale mais douteuse de l'article 31 mais aussi à une interprétation qui cause beaucoup plus de problèmes qu'elle n'en résout.

À titre d'exemple, lorsque le pharmacien quitte le laboratoire pour satisfaire des besoins naturels ou pour conseiller un patient dans les allées, dès que les aides techniques cessent d'être dans son champ de vision, ces derniers ne sont plus sous sa surveillance et devraient donc cesser tout travail, pétrifiés jusqu'au retour du pharmacien. Évidemment, je ne vois pas la Syndic poursuivre un pharmacien pour cette raison. Toutefois je n'accepte pas qu'on interprète la Loi d'une manière qui "criminalise" tous et chacun. Faire en sorte qu'il est impossible d'exercer concrètement notre profession sans enfreindre la loi, me semble être une aberration.

De plus, je n'aime pas l'idée que le pharmacien soit forcé de déléguer (à moins que cette délégation ne soit contraire à l'intérêt de son patient), comme le prévoit la plus récente version du projet de norme de l'Ordre. Si une erreur survient alors que le pharmacien en service a refusé la délégation, ce refus sera-t-il interprété comme une faute qui aggrave sa culpabilité? En effet, puisque les commis commettraient moins d'erreur que les pharmaciens (selon l'Ordre), ne pourrait-on pas dire que cette erreur aurait pu être évitée si l'accusé avait consenti à déléguer la VCC?

Conclusion

L'APPSQ s'est battue pendant trois décennies pour que les pharmaciens soient non seulement présents dans leurs officines, mais soient également les maîtres d'oeuvre de l'activité professionnelle qui s'y déroule. Imaginer qu'un pharmacien puisse se promener de long en large en rêvassant à autre chose pendant qu'une nuée de commis s'affaireraient à exercer la pharmacie, m'apparaît comme un important recul.

La norme de délégation de la VCC en pratique privée crée beaucoup plus de problèmes qu'elle n'en résout. C'est pourquoi l'Ordre devrait refuser d'approuver toute norme de délégation de la VCC à des aides techniques en pratique privée. Un tel refus entraîne également l'annulation de la résolution controversée du 1er novembre 1999 par laquelle l'Ordre se prononce en faveur d'une telle délégation.

En effet, l'un ne va pas sans l'autre : on ne peut reconnaître la légalité de la VCC par des aides techniques en l'absence d'un encadrement normatif puisque sans norme, on crée un vide juridique, c'est-à-dire un "free-for-all". C'est pourquoi l'Ordre doit à la fois :
 a) renoncer à élaborer toute norme à ce sujet en pratique privée;
 b) déclarer illégale la délégation de la VCC dans ce secteur d'exercice et
 c) s'engager à y poursuivre ceux qui procéderont à une telle délégation.

C'est à ce prix que les dirigeants de l'Ordre pourront entreprendre de rebâtir leur crédibilité, passablement ternie, auprès de l'ensemble des praticiens du secteur privé.


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