Air France, voyou corporatif
par Jean-Pierre Martel (écrit en novembre 2007)


À l’occasion d’un vol de Montréal à Berlin par Air France, mes bagages sont demeurés à Paris lors de la correspondance dans cette ville. Pendant des mois, j’ai cru que cela était dû à une grève générale en France déclenchée en plein vol cette nuit du 3 au 4 octobre 2005. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris la vérité.

Quelques jours plus tôt, plus précisément le 29 septembre 2005, les salariés de Connecting Bag Services — en d’autres mots, les bagagistes de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle — déclenchaient une grève. Dès le premier jour du mois d’octobre 2005, 100 % de ces bagagistes avaient quitté leur travail et 40 000 bagages étaient déjà bloqués à cet aéroport. Lors de mon départ de Montréal, le soir du 3 octobre, les comptoirs d’Air France à travers le Monde étaient submergés de réclamations de clients qui avaient transité par Paris. Pourtant, en aucun temps, Air France n’a tenté de prévenir ses clients du préjudice qu'ils allaient subir. Bien au contraire.

Puisque mes billets avaient été achetés sur l’Internet directement d’Air France, cette compagnie possédait non seulement mon adresse et mon numéro de téléphone, mais également mon adresse de courriel. Jamais Air France n’a tenté de me prévenir de ce qui m’attendait.

À l’aéroport Pierre-Eliott Trudeau de Montréal, parmi la file des voyageurs qui attendaient pour enregistrer leurs bagages, Air France avait mandaté une préposée afin de tenter de convaincre une partie de ceux-ci de prendre le vol suivant (Air France ayant “overbooké” le vol que je m’apprêtais à prendre). Cette personne m’a donc offert un rabais sur un vol ultérieur d’Air France, à mon choix, si j’acceptais de différer mon départ. Durant les quelques minutes de notre entretien, jamais il ne fut question de l’éventualité que je puisse être privé de mes bagages. À l’enregistrement des bagages, pas un mot à ce sujet de la part des employés d’Air France. D’ailleurs, il aurait suffi qu’un seul passager soit prévenu pour que la rumeur se répande comme une traînée de poudre. Mais les passagers étaient calmes, inconscients des lourds nuages qui s’accumulaient au-dessus de leurs têtes..

C’était la première fois de ma vie que j’effectuais un vol qui ne soit pas pas un vol direct. Au cours de ce vol, un message — que j’avais entendu de nombreuses fois auparavant sans qu’il ne me concerne jusque là — prévenait les passagers en partance pour d’autres destinations de s’occuper de leurs bagages. Inquiet, je demandai à une agente de bord si j’étais dans cette obligation. Non, pas de problème, me rassura-t-on : puisque je ne descendais pas à Paris et n’y effectuais qu’une correspondance, toujours par Air France, mes bagages seraient automatiquement transférés sur l’avion d’Air France assurant la deuxième partie de la liaison vers Berlin.

Mais je n’étais pas complètement rassuré. Un message suggérait une chose : une agente de bord, le contraire. À l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, sur mon chemin vers le comptoir d’Air France, je croisai un employé d’Air France qui sortait, coïncidence, d’une consigne de cette compagnie. Cet employé portait non seulement l’uniforme bleu et la casquette des pilotes d’Air France, mais également, sur sa poitrine, l’insigne doré de cette compagnie. Je lui fis part de mon souci : même réponse rassurante de mon interlocuteur.

Mais une incertitude persistait. Mon vol de Montréal à Paris avait pris une vingtaine de minutes de retard. Les formalités à la douane avaient pris beaucoup de temps, probablement à cause de la grève générale. Si bien qu’il avait été impossible de prendre le vol prévu de Paris à Berlin. Avait-on transféré mes bagages sur l’avion que je devais prendre ou sur celui que je prendrais effectivement. Le sourire de l’employée au comptoir d’Air France ne laissait aucun doute : “Nous savions que vous ne pourriez pas prendre le vol prévu. Par conséquent, vos bagages ont été transférés sur le vol que vous allez prendre.” Ouf! Finalement, j’étais rassuré.

À l’aéroport Tegel de Berlin, lorsque le carrousel des bagages s’arrêta, je me retrouvai sans bagage. Seuls ma caméra et mon ordinateur portable avaient fait le trajet avec moi à bord de l’avion. Avec un anglais très approximatif, on m’indiqua le chemin qui mène au comptoir de réclamation des objets perdus. Il me fallut deux essais pour finalement découvrir l’étroit couloir y menant. À mon arrivée, une seule personne me précédait. Lorsque ce fut mon tour, le préposé m’invita à cocher une feuille sur laquelle étaient représentés les types usuels de bagages afin de faciliter l’identification des miens. On me demanda mon téléphone à Berlin : j’en n’avais pas puisque j’avais loué un appartement et non une chambre d’hôtel. On me donna alors le numéro de téléphone des réclamations d’Air France à Berlin et un numéro de réclamation. À la toute fin, on me signala gentiment que je me trouvais au comptoir général des objets perdus — le comptoir spécifique d’Air France étant au bout d’une longue file d’attente se perdant dans un local au fond du couloir à proximité. Je lui demandai si je ne devais pas signaler à tous ces gens que c’était beaucoup plus court à son comptoir : l’employé me fit comprendre que cela n’était pas une bonne idée.

Je me rappelais que mon appartement était situé dans le quartier de Kreuzberg, plus précisément près d’une station dont je reconnus immédiatement le nom sur un plan du métro : Görlitzer Bahnhof. L’adresse exacte de mon appartement, par coeur, j’en étais presque certain puisque je l’avais écrite dans un courriel expédié le matin même de mon départ de Montréal : 123 Zeughof Strasse. Descendu à la station Görlitzer Bahnhof, je fis quelques rues à gauche, quelques unes à droite. Puis un peu au Nord, puis au Sud. Toujours pas de trace de Zeughof Strasse. Malheureusement la carte détaillée de Berlin que j’avais pris peine d’acheter au préalable, était restée dans mes bagages.

Après avoir vadrouillé dans le quartier pendant près d’une demi-heure, je me résolus à demander mon chemin. Dans la fruiterie, la patronne, au teint parcheminé, ne parlait pas le moindre mot d’anglais, son pays d’origine, la Turquie, n’ayant jamais connu le bonheur de la colonisation britannique. Elle fit pourtant tout pour m’aider. En vain. En désespoir de cause, elle quitta son commerce — laissé à la garde de ses enfants — pour s’adresser à sa voisine qui, elle, avait une carte détaillée de Berlin. Lorsque dans l’index, je pointai sur le nom “Zeughof Strasse” (que j’avais prononcé jusqu’ici à la française “zeugostrace"), mes interlocutrices, en choeur, répétèrent : “Ah! Tseugotrace”. À ma première leçon d’allemand, j’appris que les Z se prononcent TS. De toute évidence, c’était très différent.

Dans un foisonnement des gestes, la fruitière m’indiqua le chemin à suivre, que j’entrepris illico après, bien sûr, m’être acquitté de tous les remerciements d’usage. Je longeai la fameuse “TSeugotrace” du côté des chiffres pairs afin de ne pas manquer, de l’autre côté de la rue, la tour d’habitation où je devais résider. Arrivé au 122 Zeughof Strasse, tout ce qu’on pouvait apercevoir de l’autre côté, c’était un petit terrain à l’abandon bordé d’arbres. Rien qui ne ressemblait à la belle tour d’habitation que j’avais vue sur l’Internet. Puisque j’étais au bout de la rue, j’entrai dans le restaurant indien du 122 Zeughof Strasse pour demander si la rue se poursuivait plus loin : pas à la connaissance de la serveuse.

Je traversai le boulevard perpendiculaire au bout de la Zeughof Strasse. De l’autre côté du boulevard, aucune trace de ce qui aurait pu être la continuation de Zeughof Strasse. La carte détaillée des rues de Berlin, que j’achetai à la station service Shell à proximité, abondait dans le même sens.

Mon appartement avait été loué auprès d’une entreprise dont je me rappelais très bien le nom. Il suffirait de mentionner ce nom à l’assistance annuaire pour que je puisse savoir comment me rendre à l’appartement (en supposant que je n’aie pas été victime d’une arnaque sur l’Internet). Dans la cabine téléphonique située près de la station-service, le mode d’emploi était en allemand exclusivement. Toutes les cabines téléphoniques du Monde finissant par se ressembler, j’entrepris de rejoindre l’assistance annuaire. Après de multiples tentatives infructueuses, je dus me rendre à l’évidence : il y avait quelque chose que j’ignorais des cabines téléphoniques allemandes. Me croyant, à tort, dans dans un quartier de l’ancien Berlin-Est, j’imaginais que cette cabine datait du régime soviétique, reconnu pour son excellence. En fait, beaucoup plus tard, j’appris que cette cabine était simplement défectueuse et que le quartier de Kreuzberg était autrefois dans le secteur occidental.

Pour l’instant, ma situation ne s’améliorait pas. Et le temps passait. Je réalisais que j’étais un itinérant fonctionnel. J’étais complètement perdu dans une ville que je ne comprenais pas. Évidemment je pouvais me louer une chambre d’hôtel. Toutefois, le lendemain, je serais strictement dans la même situation : un étranger qui n’a que les vêtements qu’il porte sur lui, sans bagage, et sans guide. Bref, j’étais sans but. Il fallait me rendre à l’évidence : mes vacances étaient gâchées. Et il ne me restait plus qu’à retourner à l’aéroport, m’acheter un billet de retour pour Montréal et revenir à Berlin une autre fois.

C’est au comble de mon désespoir, alors que j’avais toute la difficulté du Monde à contenir mes larmes, qu’un miracle se produisit. Devant moi, juste devant moi, j’aperçus un café Internet. Mon appartement avait été loué sur l’Internet. Or l’Internet, qu’on soit à Montréal, à Toumouktou ou à Berlin, c’est pareil. J’y entrai. En cinq minutes, j’avais confirmé mon adresse et trouvé le numéro de téléphone des propriétaires. Puisque le café Internet était jumelé à des cabines téléphoniques, en moins de deux, tout était confirmé. Je retournai au restaurant indien puis, longeant l’autre côté de la rue, j’appris ma deuxième leçon berlinoise; dans cette ville, les numéros pairs et impairs ne sont pas nécessairement vis-à-vis. Dans ce cas-ci, le 123 Zeughof Strasse était en face du 90, partiellement caché derrière une rangée d’arbres.

Après avoir pris possession des clefs de mon appartement, je retournai au café Internet pour téléphoner à Air France afin de savoir si on avait trouvé mes bagages entre-temps. La téléphoniste me déclara qu’on cherchait toujours mes bagages et qu’on me rappellerait dès qu’ils auront été trouvés. Je répondis qu’ils ne pouvaient pas me rappeler puisque je louais un appartement qui n’était pas doté du téléphone. On m’invita à rappeler ce soir-là ou le lendemain.

Le lendemain matin, mercredi 5 octobre 2005, en appelant une deuxième fois au numéro qu’on m’avait donné, j’appends que je suis privé de mes bagages “à cause de la grève”. On me précise qu’il est peu probable qu’ils soient disponibles avant la fin de cette grève. On m’invite à rappeler le lendemain, au cas où.

Jusqu’à ce moment-là, j'avais cru que mes bagages avaient été perdus. Concrètement, cela signifiait dans mon esprit, qu’on les avait probablement placés par inadvertance sur un vol en partance pour une autre destination. Ce n’était donc qu’une question d’heures, croyais-je jusque là, pour qu’un préposé dans une aérogare quelque part trouve mes bagages non réclamés et rapporte l’erreur. Mais par cette nouvelle, je découvrais que lorsqu’on me disait que mes bagages n’avaient pas été trouvés, en vérité, personne ne les cherchait. Mes bagages étaient tout simplement séquestrés à l’occasion d’une grève et il me fallait attendre patiemment la fin du conflit de travail. Le problème, c’est que je n’avais aucun moyen de savoir quand pourrait s’effectuer le retour au travail des grévistes.

Entre-temps, étant privé de tout, j’entreprends de me doter d’articles essentiels à mon voyage. Je vais aux Galeries Lafayette, puis aux centres commerciaux adjacents, pour découvrir qu’on n’y vend que des objets de luxe, et non des rasoirs jetables, des savons bon marché et de la pâte dentifrice ordinaire. Après bien des tâtonnements dans mon quartier, je découvre que le marché turc situé autour de la station de métro immédiatement à l’ouest de la mienne — soit Kottbusser Tor — est le paradis du voyageur dépouillé de toutes les nécessités. Il me restait à trouver un appareil pour recharger la pile de ma caméra numérique et un fil permettant de décharger mes photos vers mon ordinateur portable. Après une recherche qui prit une bonne partie du reste de ma journée, je finis par découvrir que la chaîne de magasins électroniques de choix à Berlin s’appelle Saturn.

Le jeudi matin 6 octobre, j’apprends d’Air France que la grève se terminera en fin de semaine et, par conséquent, qu’il serait inutile de rappeler le lendemain. Puisque je suis toujours privé des circuits touristiques sur Berlin que j’avais soigneusement tracés pendant les mois qui avaient précédé mon départ, j’entreprends la visite des châteaux de Potsdam, à quelques km de Berlin, et pour lesquels je n’avais pas pris cette peine. Même programme le vendredi.

Le samedi matin 8 octobre, Air France me précise que mes bagages seront acheminés automatiquement à l’aéroport Tegel de Berlin et que ce seront les gens de Tegel qui me contacteront. Puisqu’on ne peut me contacter, les bagages pourraient être laissés à ma concierge. Malheureusement, celle-ci ne travaille ni le soir, ni la fin de semaine. De plus, j’apprends qu’il est impossible que j’aie mes bagages avant 18h et qu’au mieux, je les aurais samedi soir ou dimanche. Puisque je suis réticent à passer mon dimanche à attendre mes valises, peut-être pour rien, je pose la question suivante : “Durant cette fin de semaine-ci, avez-vous un groupe important de personnes qui font le tri de ces bagages ou, précisément en raison de la fin de semaine, s’agit-il d’une équipe réduite? En d’autres mots, si je ne reçois pas mes bagages ce soir, devais-je rappeler dimanche ou seulement lundi?”. “Rappelez donc lundi”. Je décide donc de poursuive ma visite à Potsdam deux jours de plus.

Le lundi matin 10 octobre, je téléphone à Air France. Toujours pas de nouvelle de mes bagages. On me redemande de décrire l’aspect extérieur mes deux valises, ce que je refais volontiers mais sans conviction. Malgré le fait que j’avais prévu passer deux ou trois jours à Potsdam, j’y retourne pour une cinquième journée.

À mon retour le soir même, je rappelle Air France. Cette fois, j’apprends avec stupéfaction que leurs recherches s’effectuent parmi les 100 000 bagages qui se sont accumulés au cours de la grève, plus de 50 000 personnes en ayant été privés. Puisqu’à chaque fois que j’appelle Air France, je dois attendre environ 20 minutes au bout du fil, je demande s’il est préférable d’appeler le soir ou le matin. Cela fait peu de différence, me dit-elle. De plus, puisque j’ai remarqué qu’après ces 20 minutes, on me transfert parfois au téléphoniste de langue anglaise auquel j’accède en moins de deux minutes : je m’informe si les délais d’attente seraient moindres si je choisissais le service en anglais (il est toujours possible que j’y accède rapidement précisément parce qu’on vient de me transférer d’une autre téléphoniste débordée d’ouvrage). Elle me répond que choisir le téléphoniste anglais ne ferait aucune différence puisqu’elle, elle travaille débordée du matin jusqu’au soir. Évidemment je n’ai pas demandé si cela fait une grande différence dans sa charge de travail. Mais j’évite d’afficher ma contrariété et je poursuis mon interrogatoire. Quelle proportion des bagages ont été retracés? Elle ne le sait pas. Peut-elle me fournir un ordre de grandeur qui me donnerait une idée du nombre de jours supplémentaires que j’aurai à attendre? Elle ne peut me fournir cette précision. Toutefois, elle m’apprend que des grévistes se sont amusés à retirer un certain nombre d'étiquettes qui permettent de retracer le nom du propriétaire de ces valises et que des employés d’Air France en sont à ouvrir celles-ci dans le but de savoir à qui celles-ci appartiennent. Elle m’invite à dresser la liste détaillée des articles contenus dans mes valises afin de faciliter leur identification. Je prends note du numéro du télécopieur. Je passe la soirée à dresser cette liste et l’expédie tard ce soir-là.

Le mardi soir, 11 octobre, coup de théâtre : mes valises ont été trouvées et sont en train d’être acheminées à mon appartement. Je me précipite chez moi. Finalement, je les reçois le lendemain matin 12 octobre. J’en profite pour nettoyer ma chemise blanche et le pantalon que je porte depuis huit jours. Dès le lendemain, et ce pour la première fois depuis mon arrivée, j’entreprends la visite de Berlin avec des vêtements propres.

Au cours de ma visite de la capitale allemande, j’apprends d’un autre voyageur que ce n’est pas la première fois qu’Air France fait face à une grève générale au cours de laquelle ses passagers sont privés de leurs bagages. Je commence alors à penser qu’Air France aurait dû prévenir ses passagers de la possibilité — ou de la certitude — qu’ils soient privés de leurs bagages. Si j’en avais été prévenu, j’aurais apporté à bord de l’avion les tracés de mes circuits touristiques, les coordonnées relatives à mon appartement et ses propriétaires, les billets de concert achetés à l’avance sur l’Internet, etc. Tous ces objets prennent peu de place et m’auraient évité de perdre mon temps.

Le 26 octobre 2005, quelques semaines après mon retour à Montréal, je fais parvenir une mise en demeure à Air France, réclamant le remboursement des déboursés occasionnés par le retard de la compagnie à acheminer mes bagages. À ce moment-là, je suis toujours persuadé d’avoir été victime d’une grève générale contre laquelle on ne m’avait pas prévenu.

À la réception de ma réclamation, Air France se déclara désolée mais affirma qu’en cas de bagages retardés, sa participation était limitée aux éventuels achats d’articles de première nécessité. Invoquant un article des “Conditions générales de transport passagers et bagages”, elle affirma n’assumer aucune responsabilité quant au reste.

Lorsque bien des mois plus tard, j’entrepris de recueillir les preuves étayant la plainte que j’allais déposer contre Air France à la Cour des petites créances du Palais de Justice de Montréal, je fus estomaqué de d’apprendre que le tort que j’avais subit ne l’avait pas été dans le cadre d’une grève générale déclenchée cette nuit-là, mais plutôt à l’occasion d’une grève des bagagistes d’Air France, en cours déjà depuis plusieurs jours. Toute la mauvaise foi d’Air France, tous les mensonges rassurants et répétés de ses porte-parole apparaissaient encore plus odieux.

Je n’ai jamais compris comment il se fait qu’un recours collectif n’ait pas été intenté par les milliers de passagers d’Air France à l’occasion de cette grève des bagagistes. Je présume qu’aux comptoirs de réclamation, les passagers se voyant offrir le programme de première nécessité dont je viens de parler (pour des broutilles) en contrepartie de quoi il devait signer un document exonérant Air France de tout autre recours possible. Évidemment, puisqu’à Berlin, je me suis adressé au mauvais comptoir, je n’ai jamais signé un document semblable. Cette hypothèse expliquerait tout. Elle expliquerait la passivité des passagers lésés malgré les dispositions claires et sans équivoque de la Convention de Varsovie de 1929 qui, à ma connaissance, régit encore aujourd’hui le transport aérien. Cette Convention stipule à l’alinéa 12.2, l’obligation du transporteur aérien d’aviser l’expéditeur lorsqu’il lui est impossible de s’acquitter de ses responsabilités envers ce dernier. À l’article 19, on établit la responsabilité du transporteur relativement au retard du transport des bagages et à l’article 23, la suprématie des dispositions de la Convention de Varsovie sur tout contrat visant à exonérer le transporteur de sa responsabilité. Si les passagers d’Air France se sont vu offrir de signer un document exonérant la Compagnie, cela illustrerait encore (comme si cela était nécessaire) la fourberie des dirigeants de cette compagnie. Mais, je le répète, il ne s’agit ici que d’une hypothèse.

Le 14 février 2007, alors que nous approchons de la date de convocation des parties devant le tribunal, Air France fait volte-face et accepte de payer intégralement les sommes que je lui réclamais dans ma plainte (tout en précisant que cela devrait être interprété comme une preuve de bonne foi et non comme une admission de responsabilité).

Justement, à mon avis, Air France porte une très lourde responsabilité dans les inconvéniants vécus par des milliers de personnes à l’occasion de cette grève. Si mes bagages avaient été véritablement perdus, j’aurais pu me convaincre que c’est de ma faute, que j’aurais dû prévoir cette possibilité. Mais justement, ils n’ont pas été perdus. Ils ont été entreposés à l’occasion d’une grève dont Air France a soigneusement caché l’existence à ses clients. S’il s’était agi de la grève générale, déclenchée cette nuit-là, Air France pourrait invoquer qu’elle a cru jusqu’au dernier moment qu’un règlement pouvait survenir et que, présumant cela, elle a choisi de ne pas causer de souci à ses passagers. Cette belle sollicitude, quoique discutable, rencontrerait la sympathie, voire même la compréhension de beaucoup de personnes. Mais il s’agit plutôt d’une grève en cours depuis plusieurs jours, qui avait déjà privé des dizaines de milliers de personnes de leurs bagages, et dont les conséquences étaient inéluctables pour les passagers en transit sur Paris. Non seulement Air France a soigneusement évité de parler de ce conflit et de ses conséquences à ses passagers, mais, ce qui est plus grave, elle a soigneusement orchestré — par ses directives (ou leur absence) et par sa culture d’entreprise — une vaste campagne de silence, de mensonge et de désinformation. Ce faisant, elle a privé ses passagers de la possibilité de se prémunir contre l’inévitable. En somme, Air France ne s’est pas comportée en bon citoyen corporatif qui prend l’intérêt de ceux qui la nourrissent, c’est-à-dire ses clients.

Dans cette affaire, les dirigeants d’Air France ont causé un tort irréparable à la réputation de l’entreprise. Ils ont révélé une compagnie aérienne rapace, calculatrice, apte au pire. Une entreprise pourrie par le haut, sans scrupule, guidée par la morale abjecte de l’argent. Bref un voyou corporatif.