Le goût
Les montagnes « françaises »
par Jean-Pierre Martel
Lors de la première moitié d’un voyage à
Paris, effectué en octobre 2003, j’habitai dans un
monastère situé dans le quartier des
Champs-Élysées, plus précisément sur
l’avenue de Friedland. Cette avenue commémore une
importante victoire des armées napoléoniennes contre les
Russes, le 14 juin 1807, au port allemand de Friedland
(http://perso.wanadoo.fr/napoleonbonaparte/friedland.htm).
Dans le quartier se trouve également la rue Balzac, qui traverse
l’avenue de Friedland à deux pas du monastère. Cette
rue ne fait pas que contribuer à la
célébrité d’un auteur déjà si
honoré de son prénom, mais rappelle aussi la maison
qu’il occupa tout près, à l’intersection des rues
aujourd’hui appelées respectivement Beaujon et Balzac. À l’origine,
il s’agissait d’une garçonnière que Nicolas Beaujon, banquier à la Cour de Louis XVI,
s’était fait construire dans un endroit alors peu
développé de Paris, afin d’y recevoir les demoiselles
avec lesquelles il entretenait des relations très amicales,
loin des bruits et des regards si indiscrets de ses concitoyens.
Après quelques décennies, les charmes fanés de sa
personne ne réussissant plus à attirer la chair
fraîche dont il raffolait tant, le banquier y fit construire des
montagnes « françaises », ancêtres de nos montagnes russes.
Utiliser un parc d’attraction à cette fin était original
et remporta quelques succès — l’idée fut d’ailleurs
reprise beaucoup plus tard par un chanteur pop américain.
Après la mort de Beaujon, la propriété devint,
sous le Directoire, un lieu de divertissement avec des cabarets populaires, des
boutiques et des attractions qui connurent un engouement jusqu’en
1824. Après le déclin des lieux, Balzac s’en porta
acquéreur en 1846.
Puis, hélas, nouvel abandon après la mort de
l’écrivain survenue en 1850. En 1874, le site fut acheté
par la veuve de Salomon
Rothschild, la Baronne Adèle, qui rasa le tout pour y construire
un hôtel
particulier dans le style Louis XVI. Cet hôtel abrite aujourd’hui le
Centre national de la photographie
(http://www.arts-programme.com/musee.php?code=322).
Dans un quartier où chaque mètre carré
possède une valeur immobilière importante, l’hôtel
Solomon Rothschild se pare d’un écrin de verdure
qui donne une idée de la fortune d’alors d’une des plus riches
familles d’Europe.
Face à ce site,
lieu de tant de plaisirs coupables, se dresse aujourd’hui le
monastère où j'habitais et dont la façade,
austère, est percée de vitraux qui laissent
pénétrer la lumière sans rien
révéler des environs.
Il serait facile d'y voir là une silencieuse réprobation
des pères du Saint-Sacrement à l'égard du
voisinage. En réalité il n'en est rien puisque le
monastère, dont la chapelle date de 1876, a probablement
été construit bien après que les environs aient
cessé d'être des lieux de perdition.
À proximité du monastère, plus
précisément à l’intersection de la rue Balzac et
de l’avenue de Friedland,
se trouve le restaurant Balzac. C’est dans ce bistro que je pris
à Paris mon premier repas.
Transporté de l’aéroport à Paris par un car d’Air
France — dont l’itinéraire se termine à l’Arc
de Triomphe — j’avais traîné mes valises
jusqu’à ce restaurant. J’avais
pris place à l’extérieur, à l’une de ces tables
désertées à cette époque de l’année en
raison du temps plus frais.
Au menu, je m’étais laissé tenté par un veau au
romarin. Il s’agissait de
trois pyramides de veau nappées d’une sauce blanche parfumée au romarin.
Avec un peu d’imagination, on aurait pu penser à
des montagnes « françaises » en hiver. Chacune
de ces pyramides mesurait bien huit centimètres de haut. Au
total, cela représentait donc une portion relativement copieuse
de viande. Celle-ci était tendre au point que j’utilisai peu le
couteau à ma disposition.
Le début de chaque bouchée était dominé par
la sauce. Si le romarin y avait été encore plus
présent, c’eût été vulgaire. On
y avait utilisé donc cet épice à la limite du bon
goût.
Par conséquent, la première impression gustative était le parfum
résineux prononcé du romarin qui s’estompait
progressivement au fur et à mesure qu’on avalait la sauce.
À l’extinction de celle-ci, se révélait le
goût délicat des sucs de la viande. Au creux des
impulsions gustatives, après une mastication qui n’avait
laissé que les fibres broyées du muscle de
l’animal, il
suffisait de prendre une gorgée de vin rouge — une seule,
à ce moment précis — pour que les effluves
parfumés du Côte-du-Rhône-Village vous emplissent
soudainement la bouche. À l’occasion de ce bain buccal,
l’acidité du vin nettoyait et excitait les papilles
gustatives, régénérait le goût et le
préparait à la bouchée suivante.
Le repas fut donc une suite toujours renouvelée de ces parfums.
Éberlué à la fin par cette succession de
contrastes — à défaut de l’être par le vin
— je quittai le Balzac dans cet état de béatitude
que partageaient probablement les invitées du banquier Beaujon
après l’essai des manèges qui réussissaient si
bien à les étourdir.
Mars 2006