Le dextrométhorphane tue
Ma professeure de pharmacie clinique était formelle. «Les expectorants se donnent contre la toux grasse, tandis que les antitussifs sont indiqués contre la toux sèche,» nous avait-elle dit, le visage illuminé par la vérité qui l'habitait. Nous étions tous prévenus : «Réprimez la toux grasse et votre patient risque de se noyer dans ses expectorations.» Étudiants, nous imaginions notre carrière brisée par le meurtre d'un pauvre grippé victime de nos soins. Nous étions bien cons- cients que c'était la Providence elle-même qui avait mis cette professeure sur notre chemin pour nous protéger et nous prévenir. Évidemment, par définition, chaque professeur est compétent. Mais celle qui nous enseignait la pharmacie clinique était spéciale. Notre vénération pour elle était sans borne. À nos yeux, tout ce qu'elle nous disait faisait figure d'évangile. Jeune étudiant, je buvais littéralement chacune de ses paroles et je me les répétais tous les soirs en m'endormant. Jamais, jamais, jamais, il ne me serait venu à l'esprit que ma Professeure puisse avoir tort. La preuve, c'est que les examens lui donnaient toujours raison. Et pourtant, pendant les années qui suivirent l'obtention de mon baccalauréat, le doute s'est installé en moi. D'abord insidieusement sous forme d'une question. «As-tu déjà vu ça toi, quelqu'un se noyer dans ses expectorations ?» A chaque fois, la colère me montait au visage. Comment une question aussi stupide pouvait- elle me venir à l'esprit ? N'avais-je aucun respect pour ce qu'on m'avait appris ? Dans mon journal personnel, je notais mon attitude délinquante. De plus, je m'imposais des pénitences et je m'efforçais de détour- ner mon esprit vers des choses positives. Mais la question revenait sans cesse. Ni le jeûne, ni les privations n'en venaient à bout. Ni la flagellation. Ni même la limonade Asepta. En somme, rien n'y fit. De plus en plus hanté par des tendances suicidaires, je décidai dans un ultime effort de confronter mes doutes aux preuves irréfu- tables de la Science. Puisque mes mauvaises pensées insinuaient qu'il était impossible de se noyer dans ses expectorations, je réso- lus de trouver moi-même les cas cliniques s'y rapportant. Une énergie nouvelle s'empara de moi. Heureusement car la route fut plus longue que prévu. À l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, les infirmières du départe- ment de pneumologie ne se rappelaient pas d'avoir vu un cas de noyade de la sorte. À la morgue de Montréal, le médecin légiste était là depuis trop peu de temps pour m'être utile. Toutefois, après des mois et des mois de recherche dans l'Index Medicus, la lumiè- re apparut soudain au bout du tunnel. La preuve était bien là, dans un article paru il y a 150 ans dans le National Enquirer conservé sous verre à la bibliothèque des scien- ces de la Santé. En effet, après «J'ai eu des relations avec un extra- terrestre», on pouvait y lire la sordide histoire d'un bébé noyé dans ses expectorations. Je vous le donne en mille. Laissé seul, ce bébé avait tellement expectoré que sa chambre s'était remplie de sécrétions. Les pauvres parents horrifiés se jetaient dans les bras en découvrant le corps flottant de leur petit Herménégilde tant aimé. Imaginez leurs sanglots, i-ma-gi-NEZ leur désespoir ! Pire que la TPS, pire que les coupures au BES, le MALHEUR les avait frappés. Comme un couteau en plein coeur. En fait, les parents affligés ont tellement pleuré qu'ils se sont noyés eux aussi. Je vous le jure, c'est écrit ! Aussi vrai que les États-généraux s'en viennent, cette famille a été décimée par le dextrométhorphane. Cela aurait pu être le crime parfait, n'eut été de la perspicacité du reporter remarquant la bouteille de sirop parmi les décombres. Le journaliste avait tout noté : le pouls du bébé avant sa dose d'antitussif, la température de sa chambre, la couleur du papier tenture. Tout y était. Bref : un vrai cas clinique. Et c'est avec une fierté bien légitime que je vous livre enfin le fruit de mon labeur. Ces mois de recherche bibliographique m’ont libéré de mes angoisses. En effet, depuis mes découvertes, je vis en paix avec moi-même ; je sais que ma Professeure avait raison. Je l'ai toujours su. Au plus profond de moi, je n'en ai jamais douté. Jamais. Ah ! Que le bonheur est facile à celui qui dort en paix…Publié par Le Pharmacien en janvier 1991 © 1991 — Jean-Pierre MartelCLIQUEZ SUR LE TEXTE QUE VOUS AIMERIEZ LIRE :
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