Mon inspection professionnelle

C'est en l'apercevant que je m'en suis souvenu : l'inspecteur 
de l'Ordre était prévu pour aujourd'hui. J'avais pourtant noté 
cela en rouge dans mon agenda hebdomadaire, mais le lundi, 
c'est la première journée de l'autre côté de la page. Et à 9h35 
du matin en plus. J'avais l'impression que la crème de mon 
café venait de me surir dans l'estomac.
— «Si vous voulez vous donner la peine d'entrer» lui dis-je en 
tirant la petite porte battante qui le séparait du laboratoire.
    Je ne voudrais pas que vous pensiez que j'ai quelque chose 
contre les inspecteurs de l'Ordre. Leur travail est important. 
Mais franchement, qu'ai-je fait au Bon Dieu pour qu'ils vien-
nent toujours quand je suis en service. J'ai beau aller à la 
messe tous les dimanches, mener une vie normale, éviter 
autant que possible l'alcool, la débauche (j'ai dit autant que 
possible), j'ai beau faire l'aumône à chaque déclaration d'im-
pôts, etc., pourquoi cela arrive toujours à moi ?
    J'ai d'autant plus de difficulté à l'accepter que je me remets 
à peine de la visite précédente, il y a six ans déjà. Cette enquête- 
là s'était pourtant bien déroulée. Mais c'est quand j'ai reçu les
recommandations : trois pages de reproches. Je me suis
senti comme la Honte de la profession. Le dernier des derniers.
Je me suis juré que plus jamais on ne me prendrait en défaut.
    Depuis, j'inscris mensuellement au dossier le poids des 
nourrissons, et la marque de leurs couches (au cas où). Je 
fais signer dans mon registre des poisons tous ceux qui 
achètent de l'alcool à friction. J'ai fait imprimer «Agiter avant 
usage» sur nos étiquettes d'ordonnances (même on se plaint 
de la poudre que font les Halcion). J'ai fait ajouter une date de 
péremption à nos boîtes de Kleenex. Et croyez-moi ou non : le 
matin, je fais maintenant ma course à pied en lisant les pages 
bleues de Québec Pharmacie. Bref, je ne suis plus le même 
homme.
    Pour ne rien vous cacher, le mois précédant la visite de 
l'inspecteur, j'avais même prévu relire tranquillement mon 
CPS, histoire de me rafraîchir la mémoire. Mais ayant oublié 
de consulter mon agenda, j'étais fait comme un rat.
    L'inspecteur me regardait fixement depuis un bon moment.
– «Excusez-moi, j'étais dans la lune. Asseyez-vous donc…  
…quelque part» lui dis-je en jetant un regard panoramique 
autour de moi. Alors qu'on s'enfarge toujours sur les bancs 
qui traînent au labo, aujourd'hui il n'y en avait aucun. «Je vais 
aller vous en chercher un.»
– «C'est pas la peine, j'ai l'habitude» me dit-il d'un ton 
rassurant.
    Ceci me fit penser que plus l'inspecteur se fatiguerait vite, 
plus il partirait tôt. J'esquissai malgré moi un sourire mali-
cieux. Sur les entre faits, mon premier patient de la journée se 
présenta pour une prescription. Étant résolu à ce que l'inspec-
teur ne puisse pas me reprocher mon manque d'implication 
clinique, je décidai d'y mettre le paquet.
    En remettant le médicament au patient, je lui dis, sans 
regarder l'inspecteur mais en haussant un peu la voix afin que 
tout le monde m'entende :
– «Instiller une goutte dans chaque oeil, trois fois par jour. 
Pour ce faire, ouvrez grand les yeux…»
– «Je dois mettre mon sirop contre la toux dans les yeux ?» 
me demanda le patient d'un air incrédule.
    J'aurais voulu fondre dans le plancher.
– «Chut! C'est une farce» lui dis-je à voix basse, «Je disais ça 
pour rire. Donc un comprimé trois fois par jour.»
– «C'est un sirop» insista-t-il.
– «Oui, oui. C'est ça. Un sirop. 12 et euh... 12.99$»
    Dès que le patient se retourna, je jetai un regard inquiet vers 
l'inspecteur. Celui-ci relisait paisiblement ses notes. Il sem-
blait n'avoir rien entendu. Sortant de sa lecture, il me dit alors :
– «Bon, bon. Allez-y. Ne vous occupez pas de moi. Je 
regarde.»
    J'eus alors un pressentiment : il regarde, oui, mais où ? 
J'essayai de suivre son regard. Il tourna la tête d'abord à gau-
che. Mon Dieu, le mur ! J'aurais donc dû le refaire peinturer. 
Puis il tourna la tête du côté du réfrigérateur. Mes sandwichs 
moisis de jeudi dernier ! Pourvu qu'il n'ouvre pas la porte. Il fit 
deux pas dans cette direction. Que faire ? Lui barrer la route ! 
Non, voyons donc. Le distraire ! Oui, c'est ça, le distraire.
– «Connaissez-vous l'histoire du gars qui euh...  (il s'arrêta)... 
Alors le gars arrive puis euh...  Oh ! vous devez sans doute la 
connaître, on vous en raconte tellement.»
– «Bien, je ne sais pas. Continuez.»
    Le téléphone sonna.
– «Excusez-moi.» Je surveillai l'inspecteur tout en prenant 
distraitement la commande du patient. L'inspecteur se prit un 
mouchoir de papier sur le frigo : j'espérai seulement qu'il vit 
bien la date de péremption sur la boîte de Kleenex.
    Ce fut comme cela toute la journée. En un mot : l'enfer.
Vous ne pouvez pas imaginer toutes les tuiles qui me sont
tombées sur la tête. Arrivé le soir à la maison, j'aurais voulu
pleurer tellement j'étais découragé. Moi qui voulais tellement
bien faire. Au moins ce jour-là.
    Le texte que vous lisez présentement est écrit à 4 h du 
matin. Cela fait maintenant deux semaines que l'inspecteur est 
reparti. Je n'ai pas dormi depuis. Pas une minute. Pas une 
seule. J'ai téléphoné à l'Ordre ; ils n'ont pas encore envoyé ma 
lettre de recommandations. Seigneur, qu'est-ce qu'ils font ?
    Ce qu'ils font, je m'en doute. J'imagine une salle pleine de 
fumée, une lampe basse suspendue du plafond, des gens 
attablés autour de mon dossier, et un homme debout dont la 
main, surgissant de l'ombre, pointe ma pire erreur. Si seule-
ment je savais laquelle.
    Et pendant ce temps, j'imagine les secrétaires de l'Ordre, 
comme une ruche frénétique, en train de dactylographier jour 
et nuit ma lettre, ou plutôt mon encyclopédie de recomman-
dations. Je vois déjà le camion de Poste Canada, les caisses 
de l'Ordre… (sniff).
    Mais pourquoi suis-je devenu pharmacien ? Qu'est-ce que 
j'ai pensé ? J'étais si jeune quand j'ai choisi (sniff). Mon Dieu, 
ayez pitié de moi. J'ai tellement peur.
Publié par Le Pharmacien en mai 1992
© 1992 — Jean-Pierre Martel

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