Ma tasse de malheur
Mon représentant me l'avait présentée, je m'en rappelle bien, c'était le 17 juin 1989. Un seul regard m'avait suffi pour ressentir le coup de foudre pour cette tasse Novopharm. Au départ, ce qui m'avait frappé chez elle, c'est son physique : la délicatesse de son anse, l'éclat de sa glaçure et la courbe suave de son embouchure. Sa porcelaine, blanche et pure comme la Régie, contrastait avec les lettres Novopharm, en vert foncé. Je fus séduit immédiatement. Vite j'appris à apprécier sa personnalité, entre autres sa simplicité, sa douceur et sa chaleur. Sa débrouillardise également m'a épaté : née en Angleterre, elle s'est très bien adaptée à l'eau chaude d'ici. En fait, nous n'avons jamais éprouvé de problème de langue entre nous. Je ne peux pas vous exprimer à quel point notre relation fut intense. Les compagnies d'éthique ont bien essayé de nous sépa- rer mais aucune autre porcelaine n'a réussi à nous détourner l'un de l'autre. Malheureusement, toute bonne chose a une fin. Je ne regrette pas les mois d'immense bonheur que nous avons vécu ensemble. Je garde néanmoins un peu d'amertume, non pas du café, mais d'un certain nombre d'inconvénients qui ont marqué les derniers mois de notre relation. Tout a commencé lorsque j'ai voulu soustraire le prix de ma tasse de mes réclamations de Novopharm. Nous savons tous qu'en vertu de l'entente durable intervenue il y a plusieurs années avec l'AQPP, le Gouvernement exige que le pharmacien lui réclame son prix réel d'acquisition (PRA). Il s'agit du prix facturé moins les escomptes du fabricant, les ristournes, les gratuités, etc. Comment soustraire le prix de ma tasse ? Je cherchai d'abord conseil auprès de l'AQPP. — Les Pharmaciens du Québec, bonjour. — Est-ce que je suis bien à l' AQPP ? — Oui, à qui voulez-vous parler ? — Au responsable des réclamations à la Régie. — Un instant. — Bonjour. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? — Je voudrais savoir comment on soustrait de notre PRA, le prix d'une gratuité. — Votre gratuité, c'est quoi au juste ? — Une tasse. — Une tasse ? — Oui oui, une tasse Novopharm. — (silence) C'est qui qui parle au juste ? — Jean-Pierre Martel. — Êtes-vous pharmacien propriétaire, M. Martel ? — Non. Je suis rien qu'un pharmacien salarié. — En avez-vous parlé à votre patron ? — Euh... non. — Parlez-lui en donc. S'il a des questions, demandez-lui de nous rappeler. D'accord ? J'ai donc décidé d'en glisser un mot à mon patron. Mais c'était lors de la fameuse journée de juillet où la crise économique a frappé la pharmacie québécoise, obligeant un peu tout le monde, je présumé, à des coupures de personnel. Nous sommes restés bons amis quand même. L'important, c'est que j'aie pu conserver ma tasse Novopharm. Pour ne pas imposer à mon ex-patron la corvée de chercher le prix de ma tasse, je résolus de la chercher moi-même. Puisque j'avais rencontré le représentant de Novopharm en 1989, normale- ment je serais dû pour le revoir en 2049. J'ai donc décidé d'appeler au siège social de cette compagnie. J'ai probablement fait tous les départements. On m'a transféré 617 fois. J'ai fait connaissance avec 2427 employés et j'ai mainte- nant beaucoup d'amis (tous m'appellent par mes prénoms). Mais j'ai aussi un très gros compte de téléphone à payer. En juin, je fêtais donc le deuxième anniversaire de ma rencontre avec Vovo (c'était son surnom). En juillet, je donnais le premier versement sur mon compte d'interurbains. En août, c'était le fond du fond : je ne trouvais plus Vovo. J'ai eu beau chercher partout. Disparue. Envolée. Maintenant que je suis seul, sans emploi et presque ruiné, voilà que je reçois de la Régie une sommation de rembourser les 39 cents pour ma tasse Novopharm, elle que je croyais valoir dix fois plus cher. Vous vous rendez compte : une tasse que je montre fièrement à tous mes amis. Moi, ex-président de l'APPSQ, administrateur de l'Ordre, me tenir avec une tasse à 39 cents, c'est tout simplement incroyable. Et parce que ça venait de Novopharm, dire que j'ai cru que c'était de la qualité. Je suis très déçu. Dans le fond, entre nous, combien de personnes ont sans doute bu dans cette tasse avant moi, hein ? Tout le monde sait ça : les tasses sont toutes pareilles, vous m'entendez ? Toutes des cruches. Jamais plus on ne me verra m'amouracher d'une tasse. Plus jamais ! Ha ! Elle a dû bien rire de moi, cette vulgaire tasse. Moi qui faisais des frais pour elle. Je lui versais le café le plus cher. Je lui achetais le savon le plus doux. Moi qui faisais attention à ceci, qui prenais garde à cela. Comment a-t-elle pu me faire cela à moi ? Me laisser. Comme ça. Parfois, la nuit surtout, j'aurais le goût de crier : «Vovo, reviens !». Après tout ce que j'ai enduré à cause d'elle. Pauvre con.Publié par Le Pharmacien en septembre 1991 © 1991 — Jean-Pierre MartelCLIQUEZ SUR LE TEXTE QUE VOUS AIMERIEZ LIRE :
Des fois, c'est beau : des fois, c'est triste
Il est beau le métro, mais...
La Méopathie
Le voyage d'hiver
Le Téléjournal de Radio-Canada
Entrevue avec Me Leblanc
Le dextrométhorphane tue
Ma tasse de malheur
Mon inspection professionnelle
Les temps sont durs
L'Union fait la force
Arlequinade
L’enquête du Coroner
Les hauts et les bas du dépannage