Les temps sont durs

Je ne sais pas si c'est moi qui vieillis, mais il me semble que j'ai 
moins de patience avec le temps.  Pour ne rien vous cacher, un 
certain nombre de choses commencent même à m'agacer sérieu-
sement.  Parmi ces irritants, il y a d'abord la taille des DIN. Oui, oui, 
vous avez bien lu : la taille des DIN. Je m'explique.
    On sait combien il est important d'entrer le DIN à l'ordinateur afin 
d'enregistrer le bon médicament. Or les temps sont tellement diffi-
ciles que les compagnies vont jusqu'à épargner l'encre d'impres-
sion en réduisant la taille des DIN sur leurs étiquettes. Par exemple, 
avez-vous vu le DIN du Capoten ? Microscopique. Il est tellement 
petit que je suis obligé décoller les étiquettes pour les lire au lec-
teur de microfiches. Sérieusement.
    Cette tendance à la miniaturisation a pour résultat que plus ma 
vue baisse et plus les DIN rapetissent. C'est comme si les compa-
gnies me disaient : «La retraite s'en vient, M. Martel ; voyez comme 
vous avez de la difficulté à lire. Conservez donc votre vue pour vos 
vieux jours. Laissez donc la place aux jeunes : ils sont tellement 
bons.»
    Un autre irritant qui me tombe royalement sur le parasympathi-
que, ce sont les sachets desséchants. Je sais, c'est important de 
protéger certains médicaments de l'humidité. Tout le monde sait 
ça. Mais quand vous versez des diazépam et qu'il tombe deux fois 
plus de sachets desséchants que de pilules, je ne trouve pas ça 
normal. Ce n'est peut-être pas scientifique mais j'aimerais savoir : 
si le diazépam est si instable en présence d'humidité, pourquoi le 
destine-t-on à quelque chose d'aussi humide que le corps humain ? 
Je ne sais pas, je pose la question.
    En plus d'épargner l'encre d'impression, les compagnies ména-
gent aussi le plastique. On fabrique des contenants plus ajustés au 
contenu. Moins d'air dans les bouteilles. Par exemple, les ingénieurs
de Baxter ont passé des années à dessiner un flacon de Synthroid
dont l'embouchure est plus étroite que le cylindre desséchant.
Génial! Même le fabriquant des Caramilk se demande comment
Baxter a réussi à entrer ses cylindres dessiccateurs dans les fla-
cons de Synthroid.
    A-t-on prévu que des personnes essaieraient de sortir des pilules 
de ces contenants-là ? Bien sûr que non. Détail futile ! En fait, l'em-
bouchure est plus étroite que mon petit doigt. Alors vous pensez 
bien que retirer la ouate du contenant relève de la prestidigitation. 
N'y comptez pas : il faut un pince épilatoire. D'ailleurs, au fil des 
mois, cet instrument est devenu plus utile que le mortier-pilon, notre
symbole professionnel. Ceci est lourd de conséquences.
    Que diriez-vous si un jour, notre profession devait être représen-
tée par une pince épilatoire ? Juste à y penser, cela me glace le
sang. Parce qu'il est encore temps de réagir, je refuse l'utilisation de
de la pince épilatoire. Je refuse même d'en discuter: JE NE VEUX
PAS utiliser de pince épilatoire, bon ! Aussi ai-je fait installer un
ouvre-boîtes miniature au laboratoire dans le but d'ouvrir les Syn-
troid par le fond. Il suffisait d'y penser.
    Mais ce qui fait le plus pitié, c'est cette compagnie dont le siège 
social est situé sans doute sur les rives du Rhône, et qui fait des 
comprimés minuscules pour ménager les ingrédients inertes. C'est 
vraiment triste à voir. Je suis prêt à comprendre qu'une compagnie 
comme Boiron étire les principes actifs, mais pour en être rendu à 
ménager les ingrédients inertes, il faut être pauvre en simonac !
    Quelle chance au moins que cette compagnie colore ses com-
primés parce que je connais bien des patients qui mangeraient la 
ouate. Celle que nous ajoutons, évidemment. «Docteur, je vais 
beaucoup mieux depuis que je prends du Surmontil. Mais je n'ai 
pas compris : pourquoi les petits grumeaux dans le fond ?» En fait, 
les comprimés sont si petits que lorsqu'on les verse, certains 
d'entre eux demeurent au fond, retenus par l'électricité statique.
    Mais revenons aux objets desséchants. Voyez le Vasotec : est-ce 
possible de mettre deux blocs dessiccateurs aussi encombrants 
dans une si petite bouteille.  Vous versez : quelques comprimés de 
Vasotec réussissent à passer. Vous donnez un petit coup: une ou 
deux pilules de plus. Puis un coup un peu plus fort : une seule 
pilule s'ajoute. Le patient regarde sa montre. Vous frappez le fond 
de la bouteille comme s'il s'agissait d'une bouteille de ketchup. 
Résultat ? rien. Alors là, votre pression commence à monter. Un 
autre coup solide et hop ! : les blocs desséchants sortent et tout le 
contenu de la bouteille jaillit sur le comptoir et rebondit par terre. 
Ah qu'ils sont rigolos les gens de chez Frosst.
    La taille des DIN et les sachets desséchants ne sont là que deux 
exemples d'ennuis auxquels nous sommes confrontés quotidien-
nement. Quand je vois les gens chiâler contre les taxes, s'indigner 
de ce qui se passe en Yougoslavie, ou prendre les affamés d'Afri-
que en pitié, je me dis : mais est-ce que le public connaît les 
problèmes des pharmaciens ? Il est temps que l'Ordre fasse une 
campagne pour sensibiliser les gens aux problèmes (que dis-je, 
aux problèmes), au contexte (ou mieux :) à la condition (voilà le 
mot), à la condition des pharmaciens.
    Ceux qui disent que nous sommes chanceux d'être épargnés par 
cette récession parlent à travers leur chapeau. S'ils connaissaient 
toutes les épreuves qui nous sont infligées chaque jour, ils chan-
geraient d'avis. Ils seraient les premiers à nous plaindre.
    C'est pourquoi je dis qu'il est plus que temps que quelqu'un se 
lève à la face du Monde et le proclame enfin : LES PHARMACIENS 
VIVENT UN CALVAIRE ! Jour après jour, nous sommes soumis une suite 
ininterrompue de petites épreuves dégradantes pour les 
professionnels que nous sommes.
    Oui! Nous sommes à plaindre. Pensez-vous que je suis fier de 
rentrer dans mon beau condominium neuf après une journée de 
cette torture morale qui fait notre pain quotidien ? Croyez-vous que 
j'ai le coeur à voir à mes placements boursiers au retour d'une 
journée pareille ? Et les taux d'intérêts qui baissent, c'est fin ça 
pour ceux qui ont investi une fortune en obligations. Oh non mes 
amis, les choses vont mal. Elles vont très mal. Et le pire, c'est que 
le public ne nous comprend pas. Que faire ?
Publié par Le Pharmacien en octobre 1992
© 1992 — Jean-Pierre Martel

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