L'enquête du Coroner


Il s'était présenté exactement à l'heure convenue.

— Marcel Dubuc, coroner du Québec.
— Enchanté. Assoyez-vous.
— Je viens relativement à la surdose de morphine.
— Je m'en doutais un peu. Que puis-je faire pour vous ?
— Depuis combien d'années êtes-vous pharmacien-chef à cet hôpital ?
— Depuis deux ans.
— Vous étiez donc en charge du département de pharmacie quand c'est arrivé…
— Oui.
— D'abord est-il exact que le patient en question a reçu une dose mortelle de morphine ?
— Je dirais plutôt qu'il a reçu une dose inhabituelle de morphine qui s'est avérée être mortelle après.
— On parle bien de 130 fois la dose qu'il recevait antérieurement…
— En effet.
— Avez-vous constaté quelque chose d'anormal ?
— Mmmm, non. Rien de particulier. Sauf qu'il est mort.
— Est-ce que cette mort vous a parue suspecte?
— Bien non. Ce patient était en phase terminale. Or c'est bien connu: les phases terminales généralement se terminent. D'où leur nom.
— Donc pour vous, c'était normal ?
— Tout à fait normal. Quand ce genre de patient survivent, c'est là qu'on trouve pas ça normal. Pas quand ils meurent.
— Pourquoi?
— Les cancéreux ont un gros per diem. Avec nos enveloppes budgétaires fixes, quand des patients durent trop longtemps, nous sommes pénalisés par rapport à la moyenne des hôpitaux. C'est là qu'on fait enquête ; pour être sûr qu'il n'y a pas d’acharnement thérapeutique. Certains moribonds accaparent beaucoup de ressources qui pourraient servir à beaucoup de monde s’ils levaient les pattes plus vite. Alors une petite dose de morphine de plus, ça leur fait du bien et ça rétablit le per diem.
— Et dans ce cas-ci, y avait-il acharnement thérapeutique ?
— Au niveau de la dose, je ne sais pas mais si j’en juge par la survie, c’était parfait. Écoutez : Le médecin lui avait donné trois mois à vivre et il est mort au bout de 90 jours. Tel que prescrit. Ça ne pouvait pas être mieux.
— Quel était le pharmacien en service au moment où cette prescription a été exécutée?
— Ce matin-là, 47 pharmaciens étaient en service.
— Quarante sept ?
— Oui 47. Quinze étaient à des conférences dans l'hôpital. Huit autres préparaient des revues de littérature pour le Comité de pharmacologie et de thérapeutique. Neuf rédigeaient des plans de soins. Deux étaient aux hottes laminaires. Quatorze étaient aux étages. Un était à la toilette (c'est un fumeur – on a bien de la misère), tandis que je recevais un représentant dans mon bureau. Soit 45 au total.
— Alors si je calcule bien, il en manque deux. Vous parliez de 47 pharmaciens.
— C'est ça.
— Lequel des deux vérifiait la préparation des médicaments ?
— Aucun, ces deux-là figurent dans la conciliation.
— Dans la conciliation ?
— Oui, oui. J'imagine qu'il vous arrive de faire la conciliation de votre compte de banque?
— Oui mais je ne vois pas le rapport.
— Bien c'est pareil. Quand on ne balance pas, on met les manquants dans la conciliation.
— Alors personne ne sait ce qu'il faisaient ?
— C'est ça. Mais au moins on balance.
— Alors qu'est-ce qui vous dit qu'ils ne préparaient pas les médicaments ?
— Parce jamais on s'occupe de ça. Avec toutes les coupures de personnel, pensez-vous qu'on a le temps ? De plus, ça fait longtemps qu'on a pris une orientation résolument clinique. On ne s'intéresse plus au médicament. Écoutez. Aujourd'hui nous sommes tournés vers le patient. La distribution, c'est bon pour la pratique privée. Nous, on ne parle même plus d'optimiser le traitement ou d'optimaliser la thérapie. Ça c'est com-plè-te-ment dépassé. On est dans un concept beaucoup plus large, beaucoup plus global. Aujourd'hui on parle de mieux-êtriser le patient. C’est pourquoi on crée des équipes multi-disciplinaire de mieux-êtrisation dans lesquelles le pharmacien joue un rôle, je vous l'assure, très important.
— Oui mais enfin qui prépare les médicaments ?
— Bah on a des techniciens pour ça.
— Ont-ils la compétence pour…
— …Et comment ! Nous avons un protocole de délégation bien en place approuvé par l'Ordre. De plus, nous effectuons régulièrement, une fois l'an, des contrôles de qualité. On est très satisfait. C'est vraiment tiguidou.
— Je vois. Et qui sont ces aides techniques ?
— Toujours les trois mêmes : Rachelle (qui est ingénieure forestière), Nicole (qui a une maîtrise en sciences sociales) et Manon (qui est docteure).
— Vous voulez dire qu'elle est médecin ?
— Oui. Mais vous comprendrez qu'on la laisse jamais seule avec les médicaments. Qu'est-ce que les médecins connaissent dans les pilules ?
— C’est quand même eux qui les prescrivent.
— Ouais, mais pas pour longtemps.
— Vous disiez qu’une autre était travailleuse sociale. J’imagine que celle docteure doit connaître les médicaments mieux que la travailleuse sociale, non ?

— Voyons donc. Je ne voudrais pas que vous pensiez que j'ai des préjugés mais il faut bien se le dire : de nos jours, la plupart des assistés sociaux vivent dans la drogue et sur les pilules (là je ne généralise pas : j'ai dit la plupart. Pas tous). Même ceux qui ne font pas de prostitution sont dans les pilules. Alors vous imaginez les autres. Donc, le meilleur endroit pour apprendre la pharmacologie, c'est dans la rue. Pas dans un cours de médecine.
— Ouais mais revenons à votre personnel. S'il est aussi compétent que vous le suggérez, comment se fait-il qu'il a exécuté l'ordonnance qui a empoisonné votre patient ?
— Parce que ce matin-là, le pharmacien qui devait valider les ordonnances n'est pas rentré au travail.
— Comme ça, vous avez un pharmacien qui autorise ou qui valide le travail des aides techniques.
— Ouais. Disons.
— Bon alors si j'ai bien compris, celui qui devait autoriser des ordonnances à être préparées, celui qui donc devait les valider ou les vérifier, n'est pas entré au travail. Et alors ?
— Et alors, et alors, on n'avait personne.
— Oui je sais, mais qu'est-ce que vous avez fait ?
— Alors, on a sauté la validation.
— Vous avez sauté la validation…
— … bien oui. Puisqu'on avait personne, on l’a sauté.
— Mais vous auriez pu rapatrier un des 46 ou 47 autres pharmaciens qui traînaient un peu partout dans l’hôpital et l'avoir mis à la validation.
— Ah bien c'est le boutte du boutte. J'aurai tout entendu. Je ne vais certainement pas demander à un de mes pharmaciens qui s'épanouit ailleurs dans l’hôpital de venir s'abaisser à faire ça. On a mis des années à sortir les pharmaciens de nos pharmacies, on va pas revenir quinze ans en arrière parce que quelqu'un n'est pas entré au travail.
— Ce que vous ne semblez pas réaliser, c'est que quelqu'un est décédé.
— …Et après ? Avant la dose, il était mourant. Après, il était mort. Grosse différence. Est-ce qu'on va faire un drame pour ça ? C'est pas ça qui va le faire revenir vivant. De plus, beaucoup de moribonds ont peur de la mort : évidemment, ils ne connaissent pas ça. Ce qu'ils ne réalisent pas, c'est que c'est pas eux autres qui paient pour rester vivants. Pendant ce temps-là du monde s'entasse à l'urgence. Du monde qui aurait besoin de ces lits-là. Alors on attend. Pourquoi ? Parce qu'au troisième, "Monsieur" s'accroche à la vie, dans un beau lit à 1,000$ par jour. Au lieu de les analgésier artificiellement comme on le fait, si ces gens-là souffraient réellement, ils lèveraient les pattes beaucoup plus vite. Bien non, on les gave de pilules. Ils sont bien. Ce sont souvent des gens qui s’ennuient, qui n’ont rien à faire, alors mettez-vous à leur place. Pourquoi ils partiraient ? Puis là, nous autres, on niaise. On attend. Maudit monde de fous.
— En tant que coroner, je n'accepte pas qu'on fasse l'apologie de l'euthanasie devant moi. Je sais que ce n'est pas exactement ce que vous dites. Mais il y a dans vos propos une sorte de complaisance implicite qui m'apparaît…
— …Franchement, soyons réaliste: tous les jours, des gens meurent dans nos hôpitaux. Il en meurre plus en dix ans dans nos hopitaux, qu’en un siècle au terminus aérien du World Trade Center. Doit-on fermer nos hôpitaux pour autant ? C'est ridicule. Alors si vous voulez absolument que je l'avoue, oui on lui a donné la dose. Oui cette dose était peut être un tout petit peu trop forte. Et après ? Il est peut-être mort, mais il ne souffre plus. Qui sait: ce patient-là est peut-être très content aujourd'hui. Peut-être qu'il n'osait pas le demander.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?
— Bien voyons donc. Vous êtes-là à focusser sur UN patient. On en voit des milliers par année. Beaucoup sortent d'ici vivants, n’oubliez pas ça. De plus, on n'est pas les seuls à se tromper. Pensez-vous que les chirurgiens ne se trompent jamais? D'ailleurs je connais bien des chirurgiens qui aimeraient commettre des erreurs qui ne laissent pas de marques, comme les nôtres. Depuis que vous êtes ici que vous accrochez sur ce cas-là comme un vieux microsillon. Changez d'air.
— Monsieur je viens faire enquête sur un décès. Vous comprenez : quelqu'un est décédé sous vos soins et…
— …Non, là, c'est assez. Moi je vous assez entendu. Je vous demanderais de sortir.
— Monsieur, pensez-y bien : c’est une entrave à la Justice. Le Code Civil dit clairement : “Nul ne peut…”
— Comment ça nul ? Vous viendrez pas me traiter de nul dans ma pharmacie. Je regrette infiniment mais je ne le prends pas. Dehors !
— Monsieur, c'est très grave. La loi est formelle…
— J'ai dit : Dehors !
— Je suis coroner…
— Coronaire ? Je ne suis pas cardiologue. Coronaire, c'est pas mon problème. Dehors !
— Lâchez-moi. Mais lâchez-moi donc.
— Envoye ! Bon. (Refermant la porte) Fiouf ! Yé tu collant rien qu'un peu…

Texte inédit
© Février 2001, retouché en 2007 — Jean-Pierre Martel

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