Arlequinade


Quand je pense à tout ce que je peux dire d’insignifiant dans une journée, c’est épouvantable. Les plus perspicaces l’auront sans doute deviné : je vais vous parler d’une de ces fois où j’aurais dû me taire.

C’était en mai. C’est à ce temps de l’année — à ce moment-là très précisément — que le séducteur en moi se réveille, après plus de 362 jours consécutifs de sommeil. C’est surtout là où je suis le plus en forme. Et le plus romantique, dois-je préciser en rougissant.

Je lui avais dit : “Mon ptit minou, cet été, il me semble que ça serait plaisant si on partait, toi et moi, dans une petite route de campagne. Une de ces journées étouffantes, on quitterais la ville pour… n’importe où. Par exemple, on irait cueillir des fleurs des champs. Et puis quand nous aurons ramassé tout ce qu’il nous faut, on s’étendra, toi et moi, tous les deux, cachés par les grandes herbes jaunies tout autour. Hein, qu’est-ce qu’en dis, mon minou ?”

Elle m’avait écouté en silence, puis n’avait rien dit. C’est en général tout l’effet que je fais.

À la fin juillet, les appartements dépourvus de climatisation sont parfois désagréables à habiter le jour. Elle avait donc décidé que nous passerions le dimanche après-midi à la campagne. Déjà en ville, j’ai le rhume des foins en juillet. Alors à la campagne, c’est l’enfer.

J’avais donc pris un comprimé d’antihistaminique de plus. Non pas les nouveaux, qui ne donnent pas de somnolence, mais les vieux. Ceux qui fonctionnent quand les nouveaux cessent d’agir. Puisque nous avions décidé d’aller vers Oka, j’apportai quelques liasses de revues scientifiques à faire relier chez les soeurs cloîtrées de Sainte-Marthe-sur-le-Lac. Puis on s’arrêta chez les trappistes d’Oka, pour du fromage et du chocolat. Nous avons ensuite continué à monter dans une grande côte quand, tout à coup, j’eus l’idée de cueillir des fleurs qui poussaient en bordure de la route.

Après s’être fait un bon gros bouquet, et après être retourné à l’auto chercher la boîte de mouchoirs de papier, je proposai de nous allonger un peu au milieu de cette petite clairière en bordure de la route. Je ne sais pas combien de secondes j’ai mises à m’endormir. Et ma conjointe est restée là, assise, plantée comme un radis, la queue de cheval dressée au vent, à regarder les autos passer.

Depuis des mois, elle rêvait secrètement à ce dimanche après-midi où elle nous imaginait, elle et moi, transformés en bêtes sauvages. Dans ce scénario de roman à 50 sous, elle me voyait déjà métamorphosé — le mot est faible — en un volcan de passion charnelle. Moi en train de la dévorer comme on mange une pêche mûre. Enlacés, nous étions d’ailleurs en vedette sur la couverture, elle vêtue de cette robe bleu pâle qui se défaisait au vent. Tous deux excités par l’odeur forte du foin, selon la légende au bas de l’image.

Quelle déception : en réalité, elle était là assise à regarder ce grand flanc-mou endormi à ses côtés.

Mais j’ai vraiment bien dormi.

Au retour à la maison, ma première idée fut de mettre les fleurs en pot et de commencer à créer le somptueux bouquet auquel j’avais rêvé. Sans le savoir, nous avions également rapporté quelques petites créatures ailées qui avaient clandestinement fait le voyage avec nous. Quel charmant souvenir de campagne, pensais-je aussitôt ; j’aime l’inattendu. Mais de plus en plus les bestioles s’échappaient du feuillage. Bientôt j’avais la tête dans un petit nuage d’insectes, attirés sans doute par l’odeur de ma transpiration. Je n’ai jamais compris pourquoi mon odeur sexuelle attirait tant les moustiques et si peu les femmes.

Je m’étais vite rendu à l’évidence : il fallait au plus sacrant nous débarrasser de ce bouquet infesté de bibittes. On s’est résolu à sortir la corbeille sur le balcon arrière. La canette d’insecticide chassa les moustiques qui avaient commencé à envahir l’appartement. Et nous, fuyant l’odeur insupportable du Raid, nous étions réfugiés sur le balcon qui donnait sur la rue.

Nous sommes restés là, au gros soleil, à rêver à l’an prochain, à ces trois jours de printemps, vous savez ces trois jours consécutifs, après plus de 362 jours consécutifs de sommeil, où le séducteur en moi…

Texte inédit
© 1998 — Jean-Pierre Martel

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